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Entretien – Peinture

Jacques Le Brusq

Le peintre du vert

Entretien avec le peintre Jacques Le Brusq, préparé et réalisé par Karen Lavot-Bouscarle, le 28 septembre 2011.
Voir la galerie d’images accompagné du texte L’arbre et la plaine par Karen Lavot-Bouscarle

Karen Lavot-Bouscarle — Pourquoi tant de vert ? À la façon des Esquimaux qui ne voient pas moins de vingt-cinq nuances dans le blanc, vous déclinez inlassablement le vert... Que pouvez-vous dire de cette couleur, et peut-être de sa vibration particulière ?

Jacques Le Brusq — Je n’ai pas choisi le vert, c’est plutôt lui qui m’a choisi. Pendant vingt-cinq ans, j’ai vécu dans un lieu entouré de forêt, dans le Morbihan. Après une très longue période de suspens de la pratique de la peinture — le temps de restaurer un manoir — le vert s’est imposé à moi. Un jour dans la forêt, un effet de lumière et d’ombre sur le pied d’un chêne, une démarcation entre la zone d’ombre et la zone de lumière, d’une verticalité absolue, a attiré mon regard. Je suis allé prendre mon matériel de peinture à l’atelier et j’ai planté mon chevalet devant cet arbre. Alors j’ai essayé, tout simplement, de peindre ce qui me faisait signe. Le pied de cet arbre était couvert de mousses et de lichens. Autour, tout était vert. Le lendemain et les jours suivants je suis revenu travailler avec cet arbre. Ainsi, jour après jour, j’ai développé une palette verte. Cela n’a pas cessé depuis.

La couleur verte est très singulière dans le spectre coloré. Ses vibrations lumineuses peuvent aller jusqu’à l’éblouissement et provoquer des effets magiques. C’est une couleur difficile à manier. C’est peut-être pour cela que certains la rejettent. Elle inquiète. Pour composer avec le vert, il faut l’apprivoiser. Alors, il apporte le repos et l’apaisement, et même parfois un émerveillement serein. Ainsi le revendiquait par exemple Odilon Redon.

Jacques Le Brusque
Artiste peintre
Photographie © Karen Lavot-Bouscarle 2011

K. L.-B. — Vous aimez reprendre cette phrase de Cézanne : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »

J. L.B. — Ce constat catégorique de Cézanne renvoie bien sûr au pouvoir de la couleur. Mais elle est aussi comme le blason d’une œuvre sans concession par un artiste qui annonce devoir « dire la vérité en peinture. » C’est lui qui ouvre la voie de la peinture moderne. Lui et Manet. Avant, les peintres mettaient la peinture au service du sujet. La peinture avait pour tâche d’imiter la réalité. Avec Cézanne, c’est l’inverse : le sujet est mis au service de la peinture.

Alors, comment faire advenir la peinture ? Par la modulation, par le toucher, la sensualité de l’acte de peindre, Cézanne affirme constamment le dépôt de la couleur sur la surface. Il montre en permanence la matérialité du tableau. Il construit par plans et pratique les rabattements. Et même les disproportions et les déformations qui étaient considérées comme des maladresses. Cézanne a tout simplement inventé un nouvel espace pictural. Or, ce nouvel espace s’obtient par les seuls moyens de la couleur. Formes et espace naissent directement de son pouvoir. Elle règne, elle vibre, elle chante. Chez Cézanne, il y a une sonorité de la couleur qui pourtant se ressent comme un monde de silence. La couleur ne raconte rien. Elle ne figure aucun événement. C’est au contraire elle qui dans son surgissement même, devient événement. La peinture de Cézanne est élaborée en dehors de toute convention. Elle échappe à l’analyse. C’est une peinture qui joint les contraires. Avec elle commence une grande aventure.

K. L.-B. — Vous peignez des variations. Y a-t-il une connexion entre ces variations picturales et les variations musicales ?

J. L.B. — En musique, quand on parle de variations on pense immédiatement à Bach. À partir d’un accord ou de quelques notes, un thème se crée et un monde musical se développe en continuelle évolution. Il y a progression mais aussi permanence. On entend un motif sous-jacent et immuable qui, par des retours, des effets de symétrie, des inversions, se renouvelle sans cesse et pourtant demeure identique. En peinture, les variations sont un peu comme cela. Lorsque je peins un motif, je pratique des approches successives, des traductions, des prises de notes. Selon les jours, les mois, voire les années, j’essaie de prélever la « présence » du lieu plutôt que son apparence. La permanence malgré les changements. Cela donne des suites qui ont ce caractère de variations. J’ai procédé ainsi pour Vers le jardin et Cour sud, le prunier ou encore La Brèche. Une différence importante, cependant, dans cette comparaison avec la musique : elle a besoin du déroulement du temps alors que la peinture est reçue dans l’instant, même si la durée est nécessaire à sa contemplation. Et puis, si toutes ces peintures participent de l’ensemble, chacune existe de façon autonome et peut être vue seule.

Il y a un autre aspect de la variation. Lorsque je peins à l’atelier, quel que soit le thème, arrive le moment où plusieurs chemins sont possibles. Certains doivent être sacrifiés. Au lieu d’avancer vers ici, je m’engage donc vers là. En résultent, là aussi, des suites. Chacune de ces peintures successives innove et cependant conserve l’empreinte de la précédente. On n’est plus confronté à la surface comme à un « mur » mais plutôt face à une ouverture donnée au désir de peindre. Les suites Basses eaux ou Eaux montantes qui ont pour thème la presqu’île de Rhuys, ont été réalisées comme cela.

K. L.-B. — Vous dites que peindre, c’est nommer les choses en les donnant à voir et que les mots, qui autrefois servaient à faire exister les choses, ne servent plus aujourd’hui qu’à communiquer. Quel est ce langage de la peinture ?

J. L.B. — Les premiers mots étaient sans doute des noms. Ils avaient le pouvoir de révéler les choses en les différenciant d’un continuum au sein duquel elles étaient immergées et confondues. Ces noms sont devenus les substituts des choses. Ils créent une sorte de cercle qui nous enferme. Un écran entre les choses et nous. Notre regard est lié au langage. Le voir est dans une étroite dépendance avec le savoir. On voit ce que l’on sait. Hormis ceux du poète, aujourd’hui les mots ont perdu le pouvoir de faire exister. Ils sont devenus les mots de l’usage. Leur pouvoir performatif les a quitté. On constate tous les jours que plus il y a de parole moins il y a à entendre. On parle creux. Eh bien, l’art c’est la tentative de desserrer l’étau, de briser le cercle, de dévoiler la réalité afin de voir. La peinture possède ce pouvoir. Elle donne à voir et fait exister sans le truchement des mots.

Voici un récit en forme de mythe. Cela a lieu dans une grotte. Peut-être est-ce la fin de la journée. Des individus devisent autour d’un feu. On somnole un peu. Soudain, au gré des lueurs que le feu projette sur la roche, l’un d’entre eux voit surgir un bison, puis un second, puis un cheval, là, sur la paroi, des formes qui apparaissent et disparaissent. Fasciné, sans pouvoir prononcer un mot, cet homme les désigne aux autres qui ne voient rien. Il insiste. Enfin, retrouvant l’usage de la parole, il décrit la scène. Rien n’y fait, il est seul à voir. Alors il se lève, prend un charbon de bois et dessine sa vision sur la paroi, afin que chacun puisse voir. Peut-on imaginer le mélange de stupeur, d’effroi et d’émerveillement des premiers hommes découvrant le pouvoir de figurer ? Vous évoquiez les Esquimaux... Leurs sculpteurs expliquent que l’animal qu’ils ont sculpté dans le bloc de lave n’a pas été créé par eux mais qu’il était déjà là. Ils l’aident simplement à se dégager de la pierre. Mais ils affirment aussi que leur travail de sculpture permet à l’animal d’entrer dans le monde.

Ma conception de l’art est assez proche de celle des sculpteurs esquimaux ou bien de celle que j’imagine des peintres de Lascaux. Ou encore des peintres chinois de l’époque des « lettrés ». Elle se différencie de l’esthétique contemporaine qui identifie l’art à un langage. Je ne conçois pas la peinture comme un langage. Elle échappe à ce type de concept. Quel gouffre entre peindre un arbre et écrire le mot « arbre » ! La peinture commence là où les mots s’arrêtent comme l’indique Ludwig Wittgenstein quand il énonce : « Ce qui peut être montré ne peut pas être dit. » La peinture existe parce que l’essentiel du visible est indicible.

K. L.-B. — Vous dites aussi que l’immensité du monde est en chacun, et que l’extérioriser est l’acte de l’artiste... que l’art manipule l’irrationnel, alors que l’homme est plus doué pour le rationnel. Pouvez-vous préciser ?

J. L.B. — L’animal du sculpteur esquimau est-il dans la pierre ? Est-il dans l’esprit du sculpteur ? Lequel appelle l’autre ? Où s’effectue la rencontre ? Qu’est-ce que l’intérieur ? L’extérieur ? J’ai la conviction que l’infini du monde nous habite. Les notions d’intérieur et d’extérieur sont de l’ordre de la pensée rationnelle. C’est une façon de poser une grille de lecture sur le « chaos apparent » du monde. Mais la beauté et le mystère du monde ne peuvent être compris, ils peuvent seulement être reçus. L’art n’entre pas dans ces limites rationnelles, il donne accès à d’autres dimensions de la vie et de l’être. Le réel est là en permanence, mais nous ne le voyons pas. Il est voilé par la réalité. C’est le travail des artistes qui le révèle. Libre à chacun de s’aventurer un peu plus loin. Les possibilités offertes aux hommes sont immenses. Le peintre, lui, manipule ces forces. On connaît le pouvoir des images qui va du ravissement le plus libérateur au conditionnement le plus aliénant. L’art vit de la pensée poétique, il bouscule les conceptions rationnelles. Il surprend, il déroute, il scandalise même parfois : souvenons-nous d’Olympia, de L’Origine du monde, de Guernica... Mais pensons aussi à l’enchantement que suscite des œuvres plus discrètes, faites tout simplement de quelques taches « de couleur en un certain ordre assemblées. »

K. L.-B. — Vous opposez le réel à la réalité, et je pense à ce voyage intérieur que vous faites lorsque vous peignez, à celui que l’on fait lorsque l’on regarde vos peintures, et le fait de ne pas être devant, mais dedans. Pouvez-vous en parler ?

J. L.B. — Une œuvre d’art effectue une mise à distance de la réalité. La voie d’accès à la réalité, c’est le documentaire. L’art offre quant à lui une des voies d’accès au réel. C’est toujours à partir de la réalité que l’on accède au réel. On pourrait dire que ce réel et cette réalité constituent une même entité dans deux états différents. Il me semble parfois que le réel est contenu dans la réalité, parfois c’est l’inverse. Question de point de vue. La réalité est diverse, tandis que le réel est un. Elle est le domaine des formes et de la durée quand le réel suspend le temps. Disons que nous passons la majeure partie de notre vie dans la réalité et que nous accédons au réel par exception. Ou que le réel fait irruption dans notre vie. Il peut se montrer sous un jour terrible quand il s’agit de drames et de catastrophes. Il sait aussi nous réserver des moments délicieux de profondes extases. Peut-être ces moments ont-ils à voir avec le bonheur, le bonheur que l’on dit justement « sans nom ». Parfois nous avons la sensation d’être en présence du réel, mais davantage en tant que témoins que d’acteurs. Pour évoquer cette situation d’entre-deux, le mot qui me vient est celui de réelité. Quoi qu’il en soit, la rencontre avec le réel est toujours empreinte de gravité. Ma certitude, c’est que les œuvres d’art sont un pont pour y accéder.

À propos de voyage intérieur, lorsque nous sommes ravis par une suite de notes, absorbés dans la lecture d’un texte, ou par la vue d’un tableau, où sommes-nous transportés ? Dans quelle région du temps ? Peindre est une tentative de rencontre avec l’être. Le voyage que peuvent vivre certains spectateurs est de même nature. Le spectateur est comme l’interprète en musique. La partition est écrite, à lui de jouer. Alors, il y a de bons et de moins bons interprètes. Certains en parlent avec des mots justes qui arrivent d’eux-mêmes. D’autres l’expriment par le silence. Ce silence si particulier qui s’entend parfois quand la musique s’est tue. Un silence que l’on aimerait ne jamais devoir rompre. Il me fut donné, un jour, devant mes peintures, d’être témoin de larmes.

K. L.-B. — Une pensée, belle et inquiétante à la fois, est que l’homme n’est qu’un passant et que ce qui nous entoure est un don... Il y a dans vos peintures, qui ne sont pas des paysages, mais des essences de paysages, une présence et une intemporalité. Quelle est votre perception du passage, du présent et de la présence ? Est-ce que ça a à voir avec une certaine phénoménologie et cette notion de conscience ?

J. L.B. — C’est l’éphémère de notre vie qui en fait le prix. Ce laps de temps unique dans la nuit des temps et qui ne sera pas répété. La vie peut être effectivement perçue comme un don. La beauté des êtres est profuse et inépuisable. Il me semble parfois que la laideur c’est simplement la beauté absente. Le monde n’est pas ceci ou cela, il est, et je crois qu’il n’est pas disposé à se justifier. C’est nous qui l’interprétons. Alors, selon les circonstances, nous le trouvons hostile ou bienveillant. Il y a une phrase de Gaston Bachelard qui agit comme un talisman : « Les choses nous rendent regard pour regard. »

Lorsque je peignais dans le Morbihan, face à de si beaux paysages, au cœur même de cette nature, c’était la quête qui m’animait. Comment accueillir tant de beauté offerte ? Lorsque vous prenez le temps de rencontrer un lieu, un paysage, un motif, vous vous rendez compte qu’il y a une présence. C’est cette présence qui devenait mon sujet. Il pouvait se présenter sous la forme d’un arbre, d’un mur couvert de lierre, d’un plan d’herbe ou d’un jeu de lumière. Cela peut être rapproché de la phénoménologie. Tout le travail consistait à être soi-même présent à cette présence. Je pressens que c’était ce que Cézanne cherchait et rencontrait lors de ses rendez-vous avec la Sainte-Victoire. Laisser venir la trace peinte d’une expérience vécue, communicable à l’autre, le spectateur. Lorsque je peins à l’atelier, le processus est différent, mais la recherche demeure la même. C’est seulement un peu plus hasardeux : j’ai besoin de l’émotion provoquée par une évidence imprévisible, le surgissement d’une présence qui ne préexiste pas à l’acte de peindre.

K. L.-B. — Dans le catalogue du Musée des Beaux-arts de Chartres, vous écrivez que « chaque arbre est le centre du monde ». À propos des Quatre faces du chêne, vous dites que les arbres n’ont pas de profil, seulement des faces, et vous parlez de « portraits » à propos des arbres que vous peignez. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre avec l’arbre ?

J. L.B. — C’est une pensée poétique. Lorsque vous regardez un arbre vous constatez qu’il vous fait
toujours face. Même si vous tournez autour il vous fait face. Un arbre n’a pas de profil. La peinture
aussi est un face à face. Si vous regardez véritablement la peinture vous vous rendez-compte qu’elle vous regarde autant que vous la regardez. Cela peut même devenir troublant. Les quatre toiles que j’ai appelé Les Quatre Faces du Chêne — ce titre est venu comme une évidence — forment un portrait de ce chêne. Elles symbolisent la verticalité — axe du monde — et les quatre directions de l’espace ; mais, c’est également du temps dont il s’agit, le temps circulaire, cyclique, inscrit au cœur même de l’arbre : la mémoire végétale.

Au moment où nous parlons, ce chêne continue d’exister dans sa forêt. Il vit comme un individu. Il y a dans cette forêt des milliers d’arbres qui sont chacun le centre du monde. Je les considère chacun comme des êtres — non comme des objets — d’où l’idée de portraits. Souvent je fait un lapsus en parlant d’autoportrait du chêne : que signifie ce lapsus d’un autoportrait de chêne ?
Sur les Landes de Lanvaux, où je demeurais, j’ai rencontré des arbres remarquables. Ils étaient des compagnons quotidiens ; leur fréquentation a été déterminante pour ma peinture. Une partie importante de l’exposition au Musée de Chartres leur était consacrée : un hommage rendu aux arbres.

K. L.-B. — Lorsque vous peignez la terre, la plaine, vous écrivez qu’il s’agit d’un tout autre pays que celui aperçu depuis l’autoroute ou le train, et vous évoquez cette sensation d’imprégnation et d’appartenance très forte à ce monde. Quel est ce lien entre nous et le paysage ?

J. L.B. — Dans le Morbihan où j’avais l’habitude de travailler on est confronté au bocage, à des prairies, à des cultures limitées par des haies, des bosquets, des taillis. Quand je suis allé peindre dans la Beauce, j’ai découvert son immensité. Pour apprivoiser cette nouvelle dimension de l’espace je me suis immergé des journées entières dans ce paysage infini. Au premier abord c’est un paysage monotone et peu avenant. Rien pour arrêter le regard. L’horizon y est lointain, il disparaît dans une confusion entre le ciel et la terre. La première fois c’était en automne, à la période des labours. Cette terre mise à nue sur de telles étendues est troublante, presque au sens érotique, il y a une sensualité de sa présence, de sa matière, de ses couleurs. Jamais encore je n’avais senti la terre avec cette évidence, la terre à perte de vue. Une révélation. On sent que l’on vient de cette terre et que l’on ne peut pas s’en extraire.

Pendant une année j’ai essayé de traduire cette immensité en utilisant la perspective classique, sans succès. Puis j’ai commencé un grand format vertical pour tenter d’atteindre l’expression de cet espace. La toile mesurait 1,60 mètre de large par 2 mètres de haut. Je prépare toujours une certaine matière sur mes toiles. Pour cela, je travaille à larges touches et ces premières couches comportaient déjà du vert. Le lendemain, quand je suis revenu à l’atelier dans la lumière du matin — la lumière qu’Eugène Leroy appelle la lumière montante — cette toile m’a troublé. L’espace que je cherchais depuis si longtemps était là. Arrivé comme par enchantement. J’ai repris mes pinceaux et m’apprêtais à continuer, mais la toile me tenait à distance, de toute sa verticalité, elle ne me laissait pas en paix. J’étais en lutte avec cette chose. Finalement je l’ai écoutée et j’ai pris une autre toile de même format. Cette deuxième toile s’est trouvée entraînée par la première. J’en ai donc pris une troisième qui s’est accordée avec les deux premières. Cela a abouti au triptyque appelé l’Étendue Verte. C’est là que j’ai obtenu l’expression de l’espace de la Beauce.

Grâce à ces toiles j’ai pris conscience que la perspective classique est complètement fausse par rapport au réel, même si elle peut être juste par rapport à la réalité. Dans une peinture basée sur la perspective, tout l’espace est construit pour le point de fuite. Mais comment traduire ce qui se tient de tous côtés, et pas seulement devant ? C’est en éliminant cette conception mathématique et linéaire, par l’approche proprement picturale que j’y suis parvenu.

K. L.-B. — Pouvez-vous parler de l’inachevé, que l’art asiatique manie avec excellence ? J’y vois un rapport avec votre volonté de souvent peindre en contre-jour afin d’éliminer les détails, et là aussi, de laisser une place à différents niveaux de lecture et d’interprétation.

J. L.B. — L’inachevé en peinture est une question intéressante ; plus d’ailleurs par les questions qu’elle suscite que par les réponses que nous pourrions apporter. Retournons la question : que serait l’achevé en peinture ?
Est-ce qu’une nature morte de Morandi le serait plus qu’une toile de Cy Twombly ou de Hantaï ?
Cézanne laissait des parties de sa toile blanches. Il disait qu’il avait peint avec, que si on voulait qu’il les recouvre c’était toute la toile qui serait à refaire. On sait que Cézanne élaborait ses peintures en intervenant simultanément sur de multiples parties de la toile, et ainsi, de touche en touche, il la construisait et la menait jusqu’au stade où il l’estimait aboutie. Alors, ces réserves de toile blanche... de l’inachevé ?

Tous les peintres voulant « pousser une toile plus loin » ont fait la douloureuse expérience des deux ou trois touches en trop qui anéantissent sans retour possible, la bonne venue d’une peinture. Trois touches qui font qu’elle ne « tient » plus.
Une peinture ne peut jamais être vraiment « finie ». Sinon c’est une image close. Pour que le spectateur puisse y entrer, il faut des failles. Ce n’est pas une stratégie. L’inachevé ne peut pas être un procédé, une « ficelle » de métier. Il y a de l’inachevé ou il n’y en a pas. Une bonne peinture est une peinture ouverte.

En ce qui concerne l’art asiatique, la peinture chinoise par exemple, il s’agit d’une longue tradition qui s’appuie sur une pensée philosophique dont la notion centrale est le vide. Concept subtil qu’il nous est difficile d’appréhender dans toute son ampleur. Avec la peinture chinoise — l’art du paysage en étant la forme suprême — nous sommes dans un espace aperspectif. C’est un art de l’ellipse, un art allusif qui conjugue d’un même geste l’apparaître et le disparaître, le « il y a » avec le « il n’y a pas ». Ce qui est nommé fait exister ce qui ne l’est pas. Ainsi nous voyons un rocher, une branche de pin, une cascade, l’à-pic d’une montagne, une libellule, une barque, et les surfaces laissées blanches deviennent l’air, l’eau, le vent. Avec une perception encore plus affinée on peut ressentir, une brise légère sur des roseaux, la fraîcheur de la brume qui passe, le grondement du torrent, le miroitement de l’eau au soleil. Toutes choses qui éveillent chez le spectateur un écho d’instants vécus. C’est une pure poésie qui agit par imprégnation, par affinité. Le presque immatériel nous conduit au plus concret du Monde.

Pour ce qui est du contre-jour, je le pratique souvent lorsque je peins dans la campagne. Il pose la question de la source lumineuse, de son orientation. Là encore c’est un face à face, mais cette fois ce n’est plus seulement une relation frontale avec le motif, c’est directement avec la lumière. Le contre-jour de fin de journée nous met face au merveilleux. Lorsque la lumière commence à descendre, elle se concentre et se colore de nuances chaudes d’une luminosité extrême. Sur l’herbe, sur les lichens, sur les mousses, elle donne des verts magiques avec des ombres très contrastées qui vibrent intensément. Tout bouge, tout rayonne, c’est difficile à saisir. Ce phénomène lumineux a un pouvoir de métamorphose, la vision qu’elle provoque rend superflu le recours à la perspective. Elle élimine les volumes, tout procède par plans, plans qui engendrent une profondeur mystérieuse, presque irréelle.
Je peux rester de longs moments à contempler cette lumière, elle exerce sur moi une fascination. Je ne me l’explique pas, je crois qu’il y a une relation avec ce qui émane des fonds d’or des icônes et des mosaïques byzantines.
J’ai eu la chance de voir un jour, dans le Morbihan, un phénomène rare. Nous dînions dans une maison qui domine le golfe, à une quinzaine de kilomètres. Soudain, tout est devenu vert : la table, les couverts, les personnes... On baignait dans un mélange d’or et de vert. C’était un moment de fantastique extraordinaire. Il s’agissait du « rayon vert », à l’époque je ne connaissais ni son existence, ni son nom. C’est d’un fantastique extrême. Mais il existe un fantastique quotidien qui est tout simplement le miracle de la lumière et des couleurs. C’est celui que les peintres essaient de faire apparaître sur leurs toiles.