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Entretien – Littérature

Khaled Al-Khamissi

Taxi

Entretien avec l’écrivain égyptien Khaled Al-Khamissi réalisé le 20 septembre 2009 par Arthur Kopel, à l’occasion de la publication en français de son livre "Taxi" aux Editions Actes Sud.

Arthur Kopel — Le titre original de votre livre est : Taxi, hawâdît al-mâchâwir, comment peut-on le traduire en français ?

Khaled Al-Khamissi — Cela signifie Taxi, les contes des trajets. Il n’a pas été intégralement traduit pour une raison très simple : le mot conte veut dire un peu autre chose que hawâdît en arabe. En français, « conte » renvoie aux contes de Maupassant ou de Tchékhov, El Hawâdîth n’a pas la même structure que les contes et il se peut qu’elle ne contienne pas le moment révélateur qui existe dans chaque conte. Dans le même temps, cela se rapporte aussi au Conte des mille et une nuits, et plus encore à ce que les gens racontaient et chantaient dans les cafés du XVIIe au XIXe siècle. Les connotations historiques et sociales de hadouta sont très différentes de celle de conte en français.

Khaled Al-Khamissi
© Arthur Kopel, 2009

A. K. — Pourriez-vous évoquer la genèse de ce livre ?

K. Al-K. — Je sentais que les années 2005 étaient des années importantes dans l’histoire de l’Égypte moderne, avec le nouveau mandat de Moubarak, avec les changements constitutionnels. Je voulais écrire les récits de la rue du Caire durant cette période cruciale de cette histoire de l’Égypte. Il s’agissait de dire des choses évocatrices de la société égyptienne. J’ai pensé que de tous temps, la rue est le lieu représentatif de la société. Les chauffeurs de taxi sont les miroirs de cette rue, chaotique, du Caire.

A. K. — Ce livre n’est pas une fiction tout à fait, pas un documentaire exactement... De quoi s’agit-il ?

K. Al-K. — Il prend la forme littéraire d’une prose arabe qui s’appelle al-maqâmat. Cette forme littéraire ancienne est ancrée dans l’histoire de la littérature prosaïque arabe. L’idée principale tourne autour de deux personnes : une qui sait et l’autre qui ignore. Celui qui sait raconte l’histoire de la société à celui qui ne connaît pas.
Fiction, oui, parce qu’on ne peut pas écrire 58 contes avec une forme littéraire sans fiction. Mais cela est basé sur une réalité de société et l’idée du livre est bien celle-ci : chaque saynète — les français préfèrent dire saynète alors j’emploie ce mot — est représentative de ce qui se passe dans les rues du Caire. Cela se passe des milliers de fois chaque jour et reflète la personnalité égyptienne.

A. K. — Pouvez-vous parler de la langue dans laquelle il a été écrit, et pourquoi avoir pris ce parti de la langue vernaculaire ?

K. Al-K. — La narration a été écrite en arabe classique et les dialogues en dialecte égyptien. Il aurait été impossible pour moi d’écrire les contes de la rue du Caire, parlés par les gens du Caire, en arabe classique. Je trouvais cela impensable. Réellement, cette méthode d’alternance de l’arabe classique et de l’égyptien dialectal est une tradition ancienne. Si on revient dans les années 1920, le roman de Taoufik Al-Hakim qui s’appelle Le Retour de l’âme, certainement traduit en français, était écrit de la même manière : narration en arabe classique et dialogues en dialecte égyptien. Cette tradition a duré un siècle. Ce qui se passe dans mon livre est que le pourcentage de dialogue est important, c’est pour cela qu’on a mis en avant l’écriture en arabe dialectal.

A. K. — La première histoire est un conte de fée... mais fataliste. Il transparaît derrière toutes vos histoires comme une fatalité plus grande que toute révolte. Comment pourriez-vous expliquer cela ?

K. Al-K. — La première histoire parle d’un personnage, un chauffeur de taxi, vieux, qui est typique de l’Égypte. Il croit que toute personne va recevoir sa part de Dieu, et que toutes les parts sont égales. Donc vous, vous allez recevoir votre part, exactement comme moi, exactement comme un mendiant, exactement comme monsieur Sarkozy... Nous tous allons recevoir exactement la même part. Nous sommes égaux devant Dieu qui va vous donner votre part exactement. Cette croyance, très ancrée dans la mentalité égyptienne, est très ancienne. Elle fait une part de la fatalité : finalement, on va recevoir la même chose, comme tout le monde. Et Dieu est juste, alors puisqu’il est juste nous allons recevoir cela. Ceci reflète réellement la personnalité de l’homme égyptien. C’est pour cela que j’ai écrit : « Même la fourmi noire sur un rocher noir dans la nuit ténébreuse reçoit sa part de bonté divine, sa nourriture de Dieu ».

A. K. — Une tristesse semble traverser tout votre livre, même dans les rires. À la fin d’un récit vous avez écrit : « J’ai décidé que, chaque fois que j’aurai un souci, j’irai à cette station et je partagerai avec les taxis leurs rires sonores et creux, qui sortent de leurs ventre, hélas, mais pas du cœur »...

K. Al-K. — Certainement, parce que l’Égypte subit une humiliation de la part de son propre régime politique, du système mondial, des États-Unis qui attaquent l’Irak. On subit l’humiliation chaque jour dans les rues du Caire, de la part du système policier, et en même temps on subit une pauvreté, une difficulté à vivre du point de vue financier et économique. Elle est réelle cette humiliation ! Et ce peuple a perdu le rêve. Dans les années 1910 à 1980 il a vécu des rêves. Il s’agissait du rêve de demain, du rêve qui nous pousse à croire que nos enfants auront un meilleur avenir que nous. Et ce rêve est fini. Nous n’avons plus de rêve.
Pourtant, nous croyons que nous sommes un peuple développé. L’égyptien croit qu’il est quelque chose. Il voit qu’il est la lumière du monde arabe du point de vue artistique, culturel, même politique et économique. C’est lui qui a bâti les infrastructures des pays arabes... Quand on croit qu’on est un grand peuple et que ce grand peuple subit une humiliation si grande, alors oui, la tristesse est là, grande.
Ce qui se passe en 2005-2006 c’est une inflammation sociale très importante qui provient du fait que les possibilités de survie s’effacent une à une. Dans les années 1970 et 1980 il y avait la possibilité d’une migration vers les pays du Golfe, il y avait deux millions et demi d’égyptiens en Irak : ils sont rentrés. Il y avait une possibilité d’aller en Europe, aux Etats-Unis. Il y avait des possibilités en Égypte même avec le tourisme en Mer Rouge et dans le Sinaï. Tout cela est fini : impossible d’aller en en Irak, difficile d’aller en Arabie Saoudite, aux Émirats Unis, au Qatar... Très difficile de s’infiltrer aux États-Unis ou en Europe. Intérieurement le régime a échoué grandement dans ses politiques économiques... Nous arrivons donc dans une impasse. Et c’est tout cela qui m’a donné envie d’écrire ce livre, écrire ce qui se passe dans la rue maintenant.

A. K. — Il me semble que le monde des pauvres est celui, à travers votre regard, dans lequel la vie est la plus secrètement riche, comme s’ils n’attendaient qu’un regard pour la rendre visible. On dirait que vous les enviez, ainsi que vous le dites dans la dernière phrase de votre livre : « Mais où pourrais-je trouver des ailes comme les siennes »...

K. Al-K. — Il ne s’agit pas que des chauffeurs de taxi, je ne parle pas des pauvres, je parle de presque toute la population égyptienne qui est constituée de 10% de riches, de 10% de gens qui essaient de survire difficilement et de 80 % qui a des difficultés profondes à vivre. Quand je parle de cette dernière catégorie, je parle de toute la population. Je parle de l’Égypte, je parle de moi, de mon pays, de mon histoire, de mon avenir et de celui de mes enfants. L’idée européenne de parler des pauvres est en fait en permanence l’idée qu’il s’agit d’une minorité. Je fait partie des 10 % des gens qui tentent de flotter, mais cela ne m’empêche pas d’être avec toute la population égyptienne.

A. K. — « Je me rappellerai toujours que les sentiments de peur sont généralement suivis par l’espoir d’un lendemain meilleur » écrivez-vous. Est-ce une phrase de consolation ou une réelle possibilité ?

K. Al-K. — Le lendemain meilleur va arriver, c’est une certitude, avec une inflammation sociale si forte, avec une population qui essaie de chercher une terre pour être debout. Avec un peuple de génie comme l’est celui de l’Egypte, nous aurons notre rêve.
Le projet culturel, laïc, rationnel égyptien a commencé à la fin du XIXe siècle. Il a fait l’Égypte pendant 80 ans. Cela a été le fait de quelques personnes. Je peux vous en citer les noms : Muhammad Abdu, Qassem Amin, Saad Zaghloul, Taha Hussein, Sayyed Darwish, Talaat Harb, Moukhtar... Là je parle d’un compositeur ( Sayyed Darwish), d’un économiste (Talaat Harb), d’un sculpteur (Moukhtar), d’un sociologue (Qassem Amin), d’un penseur religieux (Muhammad Abdu)... Ces quelques noms ont fait l’Égypte moderne. Leur projet a fait la modernité de ce pays : le cinéma égyptien, le théâtre, la littérature, l’économie... Et ce projet a été frappé et a fini par un échec après 80 ans. Nous vivons cet échec. Mais cela ne veut pas dire que nous n’aurons pas un autre projet rationnel, laïc de développement... cela va arriver un jour.

A. K. — On raconte que votre livre a été recommandé à tous les membres d’un parti politique égyptien par un de ses responsables.

K. Al-K. — C’est le parti de Hosni Moubarak, le parti du président... Je me suis dit que c’était bizarre, mais rien de plus à part cela.

A. K. — Ce livre a-t-il le pouvoir de changer les choses ?

K. Al-K. — La littérature en Égypte a le rêve de faire le pas vers le changement social, le changement des mentalités. Et certainement existe le rêve de tous les écrivains : qu’ensemble ils peuvent faire changer la politique, les mœurs, vers un développement réel.

A. K. — En parlant des Égyptiens vous avez dit : « Qu’on soit sur la terre ou sur une autre planète, la peur qui nous habite nous pousse à modifier les paroles qui nous venaient spontanément ». Cela est-il aussi vrai pour vous ?

K. Al-K. — Le peuple égyptien naît avec des gènes de peur du pouvoir. Nous sommes un peuple opprimé depuis des millénaires. Je crois que le roi d’il y a dix mille ans était un dictateur (du point de vue de ma logique d’aujourd’hui). Les dictateurs ont continué à gouverner l’Égypte depuis des milliers et des milliers d’années. À cause de cela, le peuple égyptien a peur naturellement du pouvoir, du gouvernement, des policiers... Cette peur est réelle dans les gènes, nous naissons avec ça. Quand je marche dans les rues du Caire, s’il y a un policier, j’ai peur, un petit peu, et pourtant je suis un privilégié...

A. K. — L’édition arabe de votre livre porte la dédicace suivante : « À la vie qui habite les mots des pauvres gens, pour dissoudre le néant qui nous habite depuis longtemps. » C’est terrible n’est-ce pas ?

K. Al-K. — C’est la dédicace exacte. Cela n’a pas été traduit en français, je ne sais pas pourquoi. En fait, je parlais de moi. Il y a quelques instants, vous m’avez cité cette phrase à propos des ailes... Ma réponse est là. Moi et ma génération, les amis qui ont étudié les sciences politiques... la plupart ont senti ce néant... je parle des intellectuels. Ce néant disait : pourquoi écrire ? Pourtant je désire écrire depuis la faculté. Je suis resté 25 ans avant d’écrire... Qu’ai-je fait pendant 25 ans alors que je voulais surtout écrire ? Je me disais : « pourquoi faire n’importe quoi ? Demain personne ne va lire. Ce gouvernement est là comme un cauchemar, rien ne fera la différence ». C’est de la bêtise, mais c’est un néant qui m’a habité et qui a habité nombre d’intellectuels. J’ai combattu ce néant en écrivant ce livre et en continuant à écrire. Je suis un des nombreux égyptiens qui commencent à bouger aujourd’hui, parce que ce néant n’a abouti à rien.

A. K. — Pourriez-vous dire quelques mots sur L’Arche de Noé ?

K. Al-K. — C’est un roman qui est paru depuis un mois en Égypte. L’idée est que le déluge est là, et que nous n’avons de secours que de sauter dans l’arche, pour fuir un pays qui meurt. Cette idée est dans le cerveau de beaucoup d’Égyptiens les plus pauvres aujourd’hui, mais aussi des plus riches... Tout le monde pense à partir. C’est une catastrophe !