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Entretien – Peinture

Pierre Soulages

Rencontre

Entretien inédit avec le peintre Pierre Soulages, réalisé par Arthur Kopel le 6 juillet 1989.

Arthur Kopel — En expérimentant l’eau-forte, vous avez un jour troué la plaque de cuivre, faisant naître ainsi le blanc, la lumière...

Pierre Soulages — C’était un accident, mais plein de conséquences intéressantes. J’ai vu brusquement la couleur du papier s’animer par contraste avec ce qui l’entourait, avec la forme des bords, avec les noirs. Les bords créaient des contrastes différents de ceux provoqués par des bords fermes et quasi rectilignes. Mais il y avait autre chose : lorsqu’on imprime une eau-forte, le papier est foulé sous la plaque, le grain du papier y est écrasé, mais là où il y a un trou le grain du papier est préservé, il apparaît avec sa chair. Il cesse d’être le support de l’empreinte mais il s’intègre à l’ensemble de l’organisation de l’œuvre. C’est pour cette raison que j’ai continué à découper des planches, et parfois à laisser des trous se faire.
Il faut que j’ajoute : pour imprimer, on encre la plaque, ensuite on essuie la surface, et l’encre ne reste qu’au fond des sillons. Le papier va chercher l’encre dans les creux. Plus la taille est profonde, plus le noir est vigoureux. Si on grave peu, si on laisse l’acide très peu de temps sur une aquatinte, on obtient un gris. Plus longtemps : un noir. Plus longtemps encore : un noir profond, puis l’extrême noir. Et d’un coup, brutalement, la plaque s’étant trouée, j’ai rencontré le blanc. Ce fut le basculement de tout ce que j’avais mis en œuvre, où l’extrême sombre devenait l’extrême clair.
Finalement, c’est comparable avec ce qui se passe devant mes tableaux récents. Ici, vues d’un certain endroit, quelques parties apparaissent très noires, d’autres sont animées par des blancs, des gris, qui sont des reflets de la lumière. Vue sous un autre angle, la surface noire deviendra très lumineuse, très claire. Il y a un basculement là aussi, il se fait sous nos yeux, sans mon intervention.

Pierre Soulages
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A. K. — Vous avez dit que vous n’étiez pas intéressé par l’expression provenant d’un modèle, mais par les qualités propres à la peinture, et qui naissent sur la toile même. Ailleurs vous disiez que l’outil n’est pas le noir, mais la lumière.

P. S. — Ce qui m’a toujours intéressé, dès 1947, c’est la lumière qui émane de la toile. Dans ces époques c’était le contraste des traits, des traces sombres, brunes ou noires, avec le fond qui faisait naître une lumière.
Dans mes peintures récentes la lumière est celle que la matière renvoie, les reflets dynamisent les surfaces striées et l’absence de reflet fait naître de vrais noirs.
Alors que dans la gravure les relations sont fixes, dans cette peinture elles sont toujours mobiles.

A. K. — C’est par un lavis de Rembrandt que vous auriez commencé ?

P. S. — Entre autres. Dans ce lavis auquel vous faites allusion [1], le vide, la partie qui n’est pas peinte, est aussi important que ce qui est peint. Les deux sont indissociables, le vide compte autant que le plein.

A. K. — Un calligraphe disait un jour à un écrivain : « Il faut mettre à écrire tant de hardiesse qu’on couvre d’un seul caractère tout le papier, et tant de vigueur qu’on le détruise ».

P. S. — Tous les arts utilisant le pinceau et le noir ne peuvent que se rencontrer. La peinture est une destruction de ce qu’était la surface avant d’être peinte.

A. K.« Quand je travaille ce n’est pas le geste qui me guide, c’est ce que produit le geste sur la toile, et je ne respecte pas forcément ce qui arrive ». C’est vous qui l’avez dit je crois.

P. S. — Oui, mais tout d’abord une remarque, il n’y a que deux manières de peindre : en appliquant la couleur perpendiculairement à la surface, ou en glissant sur la surface. On imprime ou on peint. C’était déjà vrai durant la préhistoire : on peignait à la sarbacane, ou avec les doigts.
Un peintre gestuel enchaîne le geste au geste. C’est du geste précédent que découle le geste suivant et ainsi de suite. Dans mon cas ce n’est pas ça. C’est du résultat concret de ce qu’apporte le geste avec la trace, avec l’outil, et avec la surface sur laquelle cette trace arrive. Il y a une relation triple entre le mouvement de la main, la qualité de l’outil (flexibilité, pouvoir d’absorption du poil, viscosité de l’encre) et la plus ou moins grande rugosité de la matière. Cet ensemble de relations produit une forme, une trace, qui a une cohérence, une qualité concrète. C’est du choc des qualités concrètes de cette trace sur ma sensibilité que naît un désir et le geste suivant. En cela je ne me considère pas comme un peintre gestuel.

A. K. — Vous ne donnez pas de titre à vos œuvres...

P. S. — Elles en ont un. Leur titre est : leurs dimensions et une date, la date du jour où j’ai décidé qu’elles étaient terminées.
Ce ne sont pas des œuvres sans titre. Pour les désigner, j’insiste sur les qualités concrètes de la chose qu’est une peinture.

A. K. — ...vous ne voulez pas leur donner un sens ?

P. S. — En fait, je ne suis pas de la même famille que beaucoup de peintres auxquels on a voulu me rattacher, dans la mesure où eux pensent à un sens très précis. Quand on écrit : Cathédrale de... ou Brooklin Bridge sous un tableau abstrait, il est considéré comme un paysage, même si on ne reconnaît pas le paysage. J’ai toujours déclaré que la peinture était une chose concrète. Pas un signe, mais une chose. J’ai écrit dans un catalogue, dès 1948, que la peinture est une organisation où viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête. Mais je n’ai jamais dit que la peinture pouvait se réduire à sa seule matérialité. Elle a un rapport entre la chose qu’elle est, celui qui l’a faite, et celui qui la regarde. C’est un objet créé qui est lui même créatif.

A. K. — Vous fabriquez vous-même vos instruments, pinceaux...

P. S. — L’instrument donne des limites à une liberté. On ne peut pas faire n’importe quoi avec n’importe quel instrument. Pour prendre l’exemple le plus élémentaire, on ne peut pas faire des traits fins avec un gros pinceau.
Je me suis très vite rendu compte de l’importance de l’outil quand je suis arrivé à Paris. Juste après la guerre, dans les boutiques, on ne trouvait que des pinceaux de deux natures : soit des pinceaux carrés - pour faire de la peinture pointilliste, comme Signac ou Seurat en avaient utilisés, ou comme Picasso et Braque pour leur première peinture cubiste - soit des pinceaux de forme usée comme ceux qu’on utilise pour les nus académiques de l’école des Beaux-Arts, à la Rubens ou à la qui vous voudrez. Et j’ai compris que ces pinceaux étaient conçus pour une fonction très précise avec laquelle je n’avais rien à faire.
Alors je suis allé chez un marchand de pinceaux de peinture en bâtiment - pinceaux qui sont d’ailleurs prévus pour des actions et des productions très déterminées mais que je pouvais détourner dans un sens qui me convenait. Et puis, très vite, je me suis décidé à faire moi-même mes outils. Parce que j’avais envie de grandes traces sombres sur des surfaces claires, avec des bords plus ou moins rugueux, plus ou moins déchiquetés, plus ou moins durs, tendus, j’ai été amené à fabriquer des sortes de spatules avec du cuir de semelles de chaussures - ce qui est assez voisin, mais plus souple que le couteau à enduire des peintres en bâtiment. Beaucoup plus tard, je me suis senti confirmé dans mes intuitions, lors d’un voyage au Japon, en 1957. Je suis entré dans une boutique qui vendait des pinceaux pour les peintres et pour les calligraphes. Il y avait, indiqué sur le manche, par exemple : pinceau pour feuille de bambou. Il suffisait de le tremper dans l’encre et de le déposer sur une feuille de papier pour obtenir une forme lancéolée, celle d’une feuille de bambou. Il y en avait aussi qui étaient faits pour peindre des orchidées... Je me souviens d’un dont la trace m’intéressait, et on m’a dit : « Celui-ci, c’est pour copier des textes bouddhiques sacrés », et c’était un pinceau qui ne produisait pas d’inflexions comme ceux destinés à la représentation des feuilles de bambou. Il n’avait pas été conçu pour une imitation, il y avait, au-delà de sa forme, une correspondance éthique. Les choix esthétiques, et tous les choix, y compris celui des pinceaux, ont des correspondances éthiques.


[1La Femme couchée, British Museum, Londres.