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Entretien – Peinture

Tal Coat

Domaine de Kerguéhennec

Entretien avec Olivier Delavallade, porteur du projet du Centre Tal Coat (Conseil Général du Morbihan), dans le domaine de Kerguéhennec, préparé et réalisé par Karen Lavot-Bouscarle et Arthur Kopel le 24 novembre 2008.
Exposition jusqu’au 4 janvier 2009 au château de Kerguéhennec.

Karen Lavot-Bouscarle — Quelle est l’origine de votre intérêt pour Tal Coat ?

Olivier Delavallade — Les choses se sont faites progressivement. Ça remonte au début des années 90, à une époque où je regardais beaucoup la peinture abstraite américaine, les expressionnistes abstraits. Je regardais aussi du côté des français : les artistes de support/surface, ce qu’ils étaient devenus, et aussi les personnes de la galerie Fournier : Hantaï, Joan Mitchell, Bishop... J’ai dû voir quelques tableaux ici ou là mais jamais de grandes expositions où j’aurais pu avoir une révélation. Ça ne s’est pas du tout produit comme ça, et je ne sais pas si avec Tal Coat ça peut se produire ainsi. Je crois que c’est vraiment une œuvre qui est dans une non-démonstration. L’espace des expressionnistes abstraits américains est un espace très vaste, qui se présente dans une forme de fulgurance et d’évidence, ce que j’ai beaucoup apprécié et que je continue toujours de beaucoup apprécier. La littéralité des pratiques des artistes de support/surface, de ce qu’ils ont continué à faire, m’intéresse aussi beaucoup.

Au fond
1977-78 et années 80, huile sur toile, 33 x 41 cm
Collection particulière, photographie Jean-Louis Losi

Tal Coat n’est jamais dans une quelconque littéralité. Il n’y a même pas de réalisme dans la peinture de Tal Coat, même dans la période la plus figurative. J’ai été frappé par cette qualité de peinture, d’espace. J’ai été intrigué par cet espace autre que proposait le tableau, qui n’était pas l’espace des grands américains mais qui n’était pas l’espace des artistes de la déconstruction de la peinture — ce n’était pas du tout son propos — qui n’était pas non plus l’espace de l’École de Paris. En fait, Tal Coat n’a rien à voir avec l’École de Paris, non pas qu’elle ne soit pas intéressante, mais Tal Coat c’est tout autre chose. Ce qui m’a marqué, c’est la singularité de ce travail... et puis l’étonnement. Je me disais : c’est à l’évidence un très grand peintre, je ne le connais pas, pourtant c’est un français, comment se fait-il ? Et j’ai commencé à m’y intéresser, j’ai essayé d’aller voir des choses dans les livres, j’ai cherché, non sans mal, des textes, des reproductions. Il y a des œuvres dans la collection du Musée National d’Art Moderne, mais qui ne sont presque jamais montrées... qui ne l’étaient pas en tous cas à l’époque... On en voyait dans quelques galeries... Dès lors que j’ai rencontré réellement ses tableaux, je me suis dit que j’avais affaire à un peintre qui m’intéressait, qui me concernait. J’avais envie d’aller voir de ce côté et d’approfondir. Pour moi, c’était très nouveau ce qui se produisait. Cela m’apparaissait comme une peinture très contemporaine. Je me sentais dans ce temps là, de cette peinture là. Malheureusement je n’ai pas vu la grande rétrospective du Grand Palais en 1976, ni l’exposition de Quimper en 1985, ou celle du musée de Rennes en 1988, sur les dessins. J’ai approfondi ma relation à l’œuvre lorsque j’ai connu la galerie Clivages, et plus encore lorsque j’y ai travaillé... J’ai commencé à réaliser que non seulement c’était un très grand peintre, que mon intuition était juste, et qu’il y avait une profonde injustice, ce silence autour de cet immense artiste, un silence que je ne comprenais absolument pas.

Il a été en même temps honoré de son vivant. La première exposition en 1927 à la galerie Fabre a connu un véritable succès, à la fois sur le plan commercial mais aussi auprès de la critique et puis aussi des amateurs d’art, qui se sont déplacés, qui ont considéré qu’il y avait là un jeune peintre intéressant qui naissait. Ensuite, il a fait des rencontres formidables tout au long de sa vie. Il a été proche de grands artistes du XXe siècle, il a été défendu par de très bonnes galeries en France, la galerie Maeght longtemps... Quand on arrive à la fondation Maeght, il y a cette très belle mosaïque sur le mur d’enceinte, c’est Tal Coat. Il y a de nombreuses peintures dans les collections publiques et privées... Il était montré dans la première Dokumenta de Kassel, dans la première Biennale de Venise... Quand la France a prêté la Joconde au Japon, en remerciement le Japon a souhaité organiser une exposition pour un artiste contemporain français et c’est Tal Coat qui a été choisi. En 1976, il fut l’un des rares artistes à avoir eu, de son vivant, une rétrospective au Grand Palais, accroché par André du Bouchet. Il a eu une profonde connivence intellectuelle et artistique avec du Bouchet mais aussi avec Henri Maldiney, qui est l’un des plus grands philosophes français du XXe siècle. Maldiney qui souhaitait vérifier ses intuitions sur Cézanne s’est rendu à Aix-en-Provence en 1948 et a rencontré Tal Coat à cette occasion. En même temps il me semble que c’est une œuvre et un artiste d’une grande solitude. Il y a aussi cette dimension qui est probablement dans son caractère : cette grande solitude de l’œuvre. Comme souvent, les grandes œuvres sont des œuvres solitaires, elles ne donnent pas forcément lieu à des descendances directes. Les choses sont plus complexes... Pour le moment il traverse ce que certains appellent une période de purgatoire, une chose malheureusement assez fréquente après la disparition d’un artiste. Ce fut le cas de nombreux artistes et pas des moindres. Le tout est de savoir ce qui va se passer maintenant. Toutefois, de nombreux artistes, de très nombreux collectionneurs et amateurs d’art n’ont jamais cessé de s’intéresser à son œuvre.

K. L-B. — On déplore souvent que les artistes ne soient connus qu’après leur mort et Tal Coat c’est un peu l’inverse, il fut reconnu de son vivant et un peu oublié après sa mort...

O. D. — En même temps, Tal Coat, tout au long de son parcours, a toujours remis en cause, profondément, radicalement, sa pratique. Ce faisant, il a beaucoup déconcerté, y compris ses plus fervents défenseurs : collectionneurs, critiques, marchands. Cela n’a pas simplifié les choses. Il y avait, en chantier, deux ou trois cents tableaux dans l’atelier, mais lorsqu’un marchand arrivait, Tal Coat pouvait lui dire que rien n’était prêt ! Très souvent, il retravaillait un même tableau plusieurs années après. Il avait un rapport au temps très particulier. Il était à la fois dans une grande rapidité d’exécution et en même temps il revenait souvent au même tableau.
Ce qui me marque le plus, c’est cette pensée d’une singularité absolue qui se manifeste dans des notes sur la peinture, dans des entretiens qu’il a pu accorder à des critiques d’art ou à des poètes, sur France Culture ; et dans son abondante correspondance, notamment avec Françoise Simecek, à la fin de sa vie. Françoise Simecek me disait récemment qu’elle replonge dans la correspondance et qu’elle va essayer de retranscrire les lettres. Plus je travaille sur Tal Coat, plus je suis amené à fréquenter son œuvre, à fréquenter sa pensée et plus je le rapproche de Cézanne... Dans le rapport au monde, dans le rapport à l’art, dans le rapport à son travail, l’engagement. Le rapport au travail dans ce que Cézanne appelle la vérité en peinture et sa célèbre formule : « je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai ». Il y a quelque chose de cet ordre chez Tal Coat : je vais aller jusqu’au bout de cette vérité que je vous dois, que je me dois aussi, et quand bien même ce serait au prix, comme ça l’a été, de la « réussite » de sa carrière. Quand il part à Dormont et qu’il s’installe dans le grand atelier, il remet tout à plat. Il fait construire un grand atelier qui lui permet de mettre en œuvre un nouveau processus de travail. Il va pouvoir alors mener de front, simultanément, plusieurs dizaines de tableaux.
Je prends souvent cette image parce qu’on connaît tous cette très belle photographie de Tal Coat avec tous ces tableaux, les uns contre les autres, qui « mûrissent » à l’atelier ; cette image de Tal Coat qui passe dans son troupeau de tableaux, qui s’occupe de l’un et de l’autre, qui voit la façon dont chacun évolue, qui revient pour observer la façon dont les fonds remontent... Ce rapport au temps est très présent dans le processus de production de l’œuvre, et aussi dans son appréhension et dans sa perception. Je pense que c’est une œuvre qui est invisible à un regard trop pressé. Il faut vraiment, comme toute peinture, et particulièrement celle-là, accepter de laisser le temps faire advenir l’œuvre. Tal Coat, qui parlait beaucoup de la question de l’apparition, disait : « l’apparition, on ne la décrète pas, elle vient à nous . On ne va pas vers l’apparition ». Je crois que ce qui apparaissait pour lui, dans le monde, et qu’il saisissait, et qu’il manifestait ensuite dans l’espace pictural, est du même ordre. Mais c’est une apparition qui n’est pas forcément dans une rapidité et dans une éloquence, ça peut aussi se passer avec beaucoup de lenteur, d’opacité, d’austérité même. Il faut accepter effectivement de se laisser prendre par cet espace du tableau qui est un espace infini, qui est l’espace de la peinture, et où d’ailleurs, la question de l’échelle n’a plus guère d’importance. Tal Coat disait : « on a beau agrandir, agrandir les écrans, cela ne fait pas un espace ». S’il y a ce silence autour de la peinture de Tal Coat, c’est parce qu’on est malheureusement dans une époque — mais ça peut changer, je l’espère — où tout va très vite, où tout se consomme très vite. On passe d’une chose à l’autre sans vraiment comprendre, au sens profond du terme : prendre avec soi.

Sans titre
1984, huile sur toile, 33 x 33 cm
Collection particulière, photographie Laurent Lecat

On se trouve face à des blocs ouverts de picturalité, dans les peintures et dans les dessins. Il y a dès les tous débuts, cette part du blanc, la lumière qui vient du papier lui-même. Henri Maldiney considérait que Tal Coat était l’un des plus grands, sinon le plus grand dessinateur du XXe siècle. Je parlais de Cézanne tout à l’heure, il y a ce rapport au monde, cette saisie du monde, ce travail sur le motif, quelque chose qui vraiment le nourrit. Il ne va jamais chercher très loin les choses. Il s’occupe de ce qu’il a autour de lui. Quand il est jeune, dans les années 1920, il se portraiture lui, il portraiture ses amis, il saisit quelques scènes observées ici ou là. Ensuite, à Aix-en-Provence, il s’intéresse au paysage qu’il a sous les yeux ; un paysage qui au départ n’est pas du tout facile pour lui, qui ne va pas de soi, un paysage assez étranger... Cette lumière très dure manque pour lui de nuances... ses yeux de breton ont du mal à s’y habituer, et en même temps il va quand même se confronter à ce paysage provençal. Avant lui, il y a Cézanne, et Tal Coat travaille exactement au même endroit. Il habite à Château Noir qui est un des hauts-lieux de la peinture cézanienne. Il y vit durant plusieurs années. Il travaille, comme Cézanne, à la réalisation de son œuvre, c’est-à-dire rendre réelle la sensation du monde ; Tal Coat disait du « vivant », de l’abrupt du réel... Rendre réelle cette sensation dans la production de l’espace pictural. La question du regard est centrale : François Fédier, dans ses « Leçons de philosophie sur l’art » parle de cette question chez Cézanne, le regard qui accorde le cerveau au monde, dans un va-et-vient entre cet espace intérieur et cet espace du monde, du réel ou du vivant. Tout l’œuvre de Tal Coat renvoie autant à un paysage extérieur qu’à une intériorité. Pour lui il s’agit d’accorder ce paysage intérieur dont il parle, qu’il a senti en Bretagne, lors des longues marches avec son père entre front de mer et front de bois. En breton, « Tal Coat », le pseudonyme qu’il a choisi, signifie « front de bois » dans le sens « orée du bois », « partie avancée du bois », comme on dit « front de mer ». Il transporte ce monde avec lui, qui a profondément nourri sa sensibilité, enfant. Quand on lui demande, en 1976, lors de sa rétrospective au Grand Palais, quelles étaient les sources de son inspiration, il répond : « le contexte gaélique, la pierre et la forêt, l’âme celte ». Cet ancrage fonde son rapport au monde qu’il va découvrir tout au long de son existence, au gré de ses cheminements, de ses déménagements, dans une profonde singularité, et aussi, universalité.

K. L-B. — On pourrait parler d’équilibre entre la sensation du vaste monde et l’émotion du monde intérieur...

O. D. — Je crois qu’il y a quelque chose qui est en jeu au sens mécanique du terme. Il y a du jeu parce qu’il y a de l’espace. Cet espace est l’espace de cet en-jeu-là. Il y a une plénitude, mais je sens aussi une réelle gravité dans cette œuvre. Que l’on considère les œuvres de ce tout jeune homme, les dessins de la fin des années 1920, ou bien les derniers tableaux... Sauf peut-être dans les aquarelles... J’ai l’impression que là, il est dans un espace plus « léger » que celui de la peinture.

K. L-B. — Effectivement, gravité, mais il y a de l’espoir aussi dans son regard, dans cette émotion qui vient nous toucher...

O. D. — ... Ce qui est plutôt rassurant, pour nous hommes du XXIe siècle. Il y a là, la présentation d’un possible équilibre entre l’homme et la nature. Il remet profondément à plat cette question de l’homme dans la nature. De même qu’il remet en cause l’espace de la peinture occidentale, hérité de la Renaissance, où l’homme est devant le monde, se tient devant le monde pour le peindre, avec cette conscience d’être différent du monde, et même de lui être supérieur. Chez Tal Coat, il y a cette volonté de remettre l’homme dans le monde comme une partie d’un grand tout, dans la nature, et cette ambition, réalisable ou non, tenable ou non, d’abandonner ce qu’il nomme un « regard humanisé », de trouver un autre regard qui serait, dit-il, « le regard de la pierre et du végétal sur l’homme ». Le peintre et l’homme souhaitent se situer dans cet espace. D’où l’importance en 1947, à Aix, de sa rencontre avec Masson qui partageait le même intérêt pour la peinture chinoise, un « espace-milieu », écrira Maldiney dans une très belle étude parue dans Les Temps modernes en 1949, qui se distingue de l’« espace-spectacle ».

On sent cette plénitude du tableau, cet espace du tableau, unitaire. C’est pour cela que je parle de bloc, mais c’est un bloc ouvert. Tout le tableau existe dans sa totalité sans qu’il y ait un espace plus dramatisé que l’autre, ou sans qu’il ait recours à tel subterfuge qui consiste à conduire le regard plutôt ici que là, ou à apporter la lumière de façon artificielle et extérieure. Chez Tal Coat, tout est sur le même plan. Quand il revendique cette question de la frontalité, y compris dans le choix de son nom, il y a cette dimension. Il faut aussi entendre frontalité comme chose, non pas uniforme, mais unifiée, comme un grand ensemble. Aucune parcelle du tableau ne doit se trouver au second plan, chaque parcelle travaille au même niveau que toutes les autres. On le voit dans ses grands tableaux : les champs qui, au regard pressé, peuvent apparaître comme moins travaillés, quand on s’approche, on s’aperçoit qu’ils sont tout autant sinon plus travaillés, et qu’ils deviennent extrêmement vivants, vibrants. Tal Coat est dans une forme de communion profonde, intime avec la nature, végétale, minérale, animale, il y a aussi quelque chose de très instinctif... Il a essayé de se déprendre un peu de cette conscience qu’on a d’être différent du reste de la création, cette séparation première. C’est également un homme conscient des tragédies du XXe siècle, tragédies qu’il a personnellement vécues puisque son père est mort sur le front d’Argonne en 1915, alors qu’il avait dix ans. Il a connu la tragédie de la seconde guerre mondiale. Il est parti se réfugier à Aix-en-Provence, en zone libre, et il a vu un certain nombre de ses amis peintres pourchassés par les nazis. En même temps, il n’a jamais fait une peinture politique au sens littéral du terme. La seule période qui serait plus politique, c’est la période des Massacres (1936-1937) en hommage aux victimes de la guerre d’Espagne. Quand il en parle, plus tard, il dit finalement qu’il ne fait pas un reportage, que ça ne l’intéresse pas. À la fin de sa vie il est très critique vis-à-vis d’un certain art dont il dit qu’il fait de la « politique infantile », c’est son expression même. Pour peindre les Massacres, il dit avoir rassemblé ses souvenirs d’enfant apprenant la mort de son père et voyant le malheur partout autour de lui, dans les familles autour de lui. Il dit s’être souvenu des réfugiés. Donc même cette œuvre, qui peut apparaître comme la plus politique, doit être saisie à un niveau plutôt existentiel, personnel, singulier ; le malheur est universel, la tragédie est universelle... C’est l’homme tout simplement. Tal Coat fonde d’abord sa relation au monde dans cet ancrage. C’était un homme d’une très grande pudeur, son éthique de la peinture se fonde dans ces valeurs.

K. L-B. — Tal Coat a beaucoup écrit sur son œuvre et sur l’art en général, des poèmes aussi. Comment aborde-t-il l’écriture par rapport au pictural ?

O. D. — Il a cette phrase que j’aime beaucoup : « Quand je dessine, je ne pense pas, je dessine ». Tal Coat se méfiait de la littérature en peinture. Dans ce sens là, c’était un homme de la modernité avec une pensée moderne, au sens historique du terme. Il se consacre entièrement à son travail, il s’enfonce dans une recherche singulière, non « distraite ». Et s’il écrit, c’est avant tout comme peintre... Ce qui est essentiel, c’est que Tal Coat est un autodidacte, issu d’un milieu modeste, d’une famille de marins-pêcheurs-paysans, il ne faut jamais l’oublier. Comme tous les autodidactes véritables, il est allé chercher ce dont il avait besoin pour avancer : en peinture dans les musées, en littérature, en poésie... Il y a à la fois une rudesse et également un grand raffinement dans sa peinture et dans son écriture. C’est très particulier, notamment son rapport à la langue, qu’on l’entende dans les entretiens, ou qu’on le lise dans ses notes, ses lettres ou ses poèmes. C’est un esprit d’une grande curiosité, d’une grande vivacité, une grande intelligence, tout simplement. Mais il reste toujours profondément peintre. Tout comme du Bouchet est profondément poète, ou Maldiney profondément philosophe. Ce qui est formidable dans cette rencontre, en 1948, c’est que la création de l’un a nourri la création des autres et réciproquement. Cette rencontre n’était pas faite de relations hiérarchiques... La pensée de Maldiney s’est aussi développé au contact de l’œuvre de Tal Coat, la poésie de du Bouchet a trouvé véritablement une « correspondance » dans le peinture de Tal Coat, et réciproquement. Tal Coat est un des grands penseurs de la peinture, comme Cézanne. Le projet du Centre Tal Coat, c’est aussi de pouvoir retranscrire toutes ces lettres, les mettre à la disposition des artistes, des chercheurs...

K. L-B. — Justement, qu’est-ce qui vous a amené à dédier ce centre d’art exclusivement à un seul peintre.

O. D. — C’est probablement pour réparer cette injustice que je sens si fortement. Ça fait une quinzaine d’années que j’ai ce projet. J’étais venu en Bretagne à l‘été 1996 pour rencontrer des personnes susceptibles de m’accompagner dans ce projet. Mais les choses n’étaient pas prêtes, à de nombreux égards. Et puis je me suis laissé embarquer dans ce projet formidable de L’Art dans les chapelles... J’ai repris ce projet à l’occasion d’un événement tragique, l’incendie d’une partie du fonds de l’atelier de Tal Coat, au printemps 2006. Nous nous sommes dit, avec Pierrette, la fille de Tal Coat, et son fils, Xavier, le petit-fils de Tal Coat, que j’avais rencontrés à l’automne 1995, à Dormont, qu’il fallait encore essayer quelque chose. J’ai alors adressé un courrier au président du Conseil Général du Morbihan et j’ai reçu rapidement une écoute très attentive. Très vite, le département du Morbihan a saisi l’intérêt du projet, pour l’une des propriétés départementales, Kerguéhennec, en complémentarité du Centre d’Art Contemporain et du Parc de sculptures, installés là depuis 1986. Tal Coat n’a cessé de recevoir des jeunes artistes, tout au long de sa vie et jusqu’à sa mort. Au moment du vernissage de l’exposition actuelle, des artistes sont venus de très loin... je les ai remerciés de leur présence et ils m’ont répondu : « vous savez, Tal Coat nous recevait dans son atelier ! ». Le projet est de faire en sorte que cette peinture soit toujours aussi active et davantage partagée, qu’on sorte du petit cercle des amateurs d’art, des collectionneurs ou des artistes, pour la partager avec un public plus large. Les visiteurs, très nombreux dans l’exposition, venant de toutes parts, et parfois de très loin, me parlent de leur besoin de voir cette peinture. Je crois que cette sensation du monde que nous évoquions tout à l’heure est tout aussi essentielle aujourd’hui, comme l’est celle perceptible dans l’œuvre de Cézanne. Dans ce sens, c’est pour moi, au sens noble, un projet politique. À travers l’art de Tal Coat, un certain type de relation à l’art peut se poursuivre, tout simplement, qui ne soit pas exclusive, ni hégémonique, mais cette relation, vitale, mérite d’être maintenue pour être interrogée. Il n’y a rien de plus facile que d’oublier un peintre, d’oublier même la peinture et de dire : « regardez, finalement, ça n’intéresse personne ». En fait, un tel projet, fondé dans l’œuvre singulière d’un artiste, met en jeu d’autres œuvres, d’autres artistes, qu’ils soient peintres ou non, qui entretiennent cette même relation au monde, qu’ils soient vidéastes, photographes, installateurs, performeurs... Je pense que les choses ne se jouent absolument pas dans un médium, mais dans une pensée, dans une relation au monde, au travail. C’est là que les clivages se font, pas dans les médiums. Tal Coat est beaucoup plus proche de certains photographes, de certains écrivains, poètes ou vidéastes que de certains peintres de son époque ou d’aujourd’hui. Tout se joue dans une pensée de l’art. Tableau — « cosa mentale » comme disait Léonard de Vinci —, une chose mentale qui s’incarne dans une œuvre, dans un espace et dans une durée. L’enjeu profond est là, et il dépasse largement Tal Coat. C’est l’enjeu de l’art aujourd’hui, au début du XXIe siècle. Cet héritage de la modernité, au sens historique du terme, ne peut pas être balayé d’un revers de la main. Tous ces clivages entre modernité, contemporanéïté... ça n’a en réalité pas grand intérêt. Je me sens beaucoup plus contemporain de Tal Coat, de Cézanne, de Rembrandt, de Poussin ou de Velasquez, que d’un certain nombre d’artistes qui sont mes contemporains... Tal Coat réalise la part la plus fulgurante de son œuvre, la plus singulière, à partir de 1960, qui est encore, que je sache, considérée par les historiens aujourd’hui comme le début de l’époque contemporaine... Le débat est stérile. L’essentiel est qu’il y ait encore de très nombreux artistes, peintres ou pas, qui continuent de travailler mûs par cet esprit. Ils existent et ils sont nombreux. Le projet Tal Coat, c’est aussi pouvoir maintenir cette relation, vivante et présente, et pouvoir à partir de ce foyer — l’œuvre de Tal Coat — maintenir quelque chose de vivant pour un certain type de création, de rapport au monde, aujourd’hui, et cela dépasse même les arts dits plastiques ou visuels.

K. L-B. — Comment avez-vous constitué ce fond de collection permanente ?

O. D. — Des œuvres ont été acquises par le Conseil Général du Morbihan pour le Centre Tal Coat. Ces deux dernières années, on a ainsi pu acheter quelques œuvres majeures. Il y a eu de belles opportunités. De bonnes œuvres, provenant de grandes collections, étaient disponibles sur le marché, et l’on a pu les acquérir parce qu’il y a eu cette confiance des élus qui nous ont donné les moyens. Le projet Tal Coat a été voté par l’Assemblée Départementale à l’unanimité. D’autre part, des œuvres ont été offertes au Centre Tal Coat par Françoise Simecek et par Pietro Sarto.
Et il y a aussi cet ensemble exceptionnel de gravures, beaucoup plus vaste, qui représente au total presque quatre cent gravures ; un ensemble de plaques de cuivres retrouvées après la mort de Tal Coat à l‘atelier de taille douce de Saint-Prex, en Suisse, où Tal Coat a beaucoup travaillé, et qui a été édité il y a une dizaine d’années à l’occasion d’une très belle exposition de Tal Coat à la BNF. Depuis, une quarantaine de plaques a été retrouvée, qui viennent d’être tirées et achèvent l’édition. J’espère les présenter l’année prochaine.
Ce sont des gravures d’une qualité exceptionnelle. C’est là que l’on voit toutes les qualités du dessinateur, comme le disait Maldiney. D’autre part, des œuvres pourront être confiées pour une durée plus ou moins longue, afin de renouveler régulièrement l’accrochage. Rien ne doit être figé. Le Centre Tal Coat n’a pas vocation à devenir un musée, ni même une fondation. Il va présenter son fonds mais va aussi présenter d’autres œuvres issues d’autres collections, privées ou publiques. D’autre part, il mettra l’œuvre de Tal Coat en regard d’autres œuvres, d’autres artistes, contemporains de Tal Coat, ou nos contemporains, afin d‘essayer de faire vivre cette œuvre dans des dialogues féconds. Plutôt que de faire une présentation exhaustive de son parcours, il serait intéressant de développer un point particulier sur la peinture de Tal Coat, faire une exposition, par exemple, des autoportraits, ou encore des Massacres, en les confrontant à ceux de Masson. Il y a mille approches possibles car l’œuvre est immense.

K. L-B. — Pouvez-vous nous parler de l’exposition actuelle ?

O. D. — Ce n’est pas une rétrospective. C’est un parcours choisi. Avec Jean-Pascal Léger, qui est co-commissaire de l’exposition, nous avons choisi de nous intéresser à quatre grandes périodes. Nous souhaitions amener progressivement les visiteurs aux œuvres peut-être plus difficiles de la dernière période, en assumant une dimension pédagogique de l’exposition. Nous commençons avec des dessins figuratifs des tous débuts, dans les années 20, d’une maturité exceptionnelle à la fois dans le trait et dans la pensée. Tal Coat avait entre 19 et 22 ans. Il y a une certaine dimension d’abstraction dans ces oeuvres. Alors qu’à la fin de sa vie, dans les œuvres plus abstraites, en apparence, on trouve encore une figure, extrêmement présente, puissante, vivante... Une figure du monde, du vivant. Tal Coat ne s’est jamais considéré comme un peintre abstrait. Il est toujours, comme Cézanne, encore une fois, animé par la question de la figure : trouver une figure du monde en quelque sorte, mais cette figure va se résorber, notamment dans la faille, qui est une thématique vraiment récurrente dans son œuvre, des années 1940-50 jusqu’à la fin. La faille va se manifester à travers différents tableaux, parfois elle deviendra une cicatrice, à la fois un lieu de résorption et d’émergence. Tout ce que l’on voit ou que l’on ne voit pas mais qui fait vivre le tableau, ces fameux dessous dont il attendait qu’ils remontent à la surface du tableau, ces fonds effacés, recouverts, ressurgis... Comme il le disait : « rien ne peut surgir si rien n’a été à un moment donné recouvert... », cette question essentielle de l’effacement et de l’apparition. Les choses se jouent particulièrement dans la seconde moitié des années 40 et la première moitié des années 50. Tal Coat est à Aix-en-Provence, il va dessiner sa compagne, Xavière Angeli, sous une cascade, prenant une douche. Peu à peu, la figure va être recouverte par le paysage, par l’eau... la chevelure et le ruissellement de l’eau vont finir par se confondre et à un moment la figure va disparaître et l’on n’aura plus que la cascade, puis les Failles. De cette période, on a pu réunir des tableaux exceptionnels. En jeu, le rapport du dessin et de la couleur. Le tableau se constitue autant dans son dessin que la couleur, ce qui là encore le rapproche de Cézanne.

Puis viennent des œuvres de la dernière période, des années 1960-65 à 1984, où l’on trouve, approfondie encore, sa relation au paysage, à la nature. Il a changé de lieu, il vit alors à Dormont, dans la vallée de la Seine, près de Giverny. Il a pu faire construire un nouvel atelier qui lui permet de mener de front de nombreux tableaux. Il se retrouve dans une campagne et dans une lumière plus proches de celles de son enfance, une lumière beaucoup plus nuancée, beaucoup plus changeante que la lumière d’Aix-en-Provence. Il va s’intéresser aux champs de colza, aux labours. Comme il disait, quand il fait un champ de colza, il le peint comme la nature l’a peint, c’est-à-dire qu’il met des couches de vert, qu’il recouvre très lentement, avec des passages successifs, ensuite il met du jaune. Ce qui l’intéresse dans le champ de colza, c’est le vert qui est sous le jaune et il souhaitait que cela apparaisse dans son tableau. D’ailleurs on retrouve cette question du fond, dans les titres mêmes. Je pense à un très beau tableau qui s’appelle « Au fond », qu’il a peint dans les années 1970, repris au début des années 1980. À l’évidence c’était déjà un très beau tableau mais après, ça devient vraiment un tableau exceptionnel. C’est là qu’on reconnaît un très grand peintre. Il prend le risque, revenant sur ce tableau, de perdre ce tableau. Je pense que son histoire était sans fin, quand je disais qu’il fonde vraiment toute sa pensée et tout son art dans une relation profonde, existentielle et sensible, au monde, cela se traduisait dans un processus de travail qui était sans fin. Il se lance dans une peinture, et le paysage ne cesse d’être travaillé par le climat, par les mouvements du sol, de la terre... À l’exception des aquarelles qui ont un statut bien particulier, la peinture de Tal Coat renvoie souvent à un paysage terrien, voire chtonien, c’est la terre, la surface de la terre en tant que surface animée, travaillée par les dessous, à la fois étendue et profondeur. Je pense à un très beau tableau brun présenté dans l’exposition. On ne sait plus si l’on a affaire à une surface ou à une stratification, les deux probablement, un chaos, un magma. Surface et fond intrinsèquement liés. Il se passionnait pour la géologie, ramassait des pierres. Il a peint d’ailleurs, dans les années 1950, toute une série de tableaux qui s’appelle « Silex », les veines de ces pierres l’intéressaient beaucoup. La veine du silex qu’il ramasse, qu’il tient dans la main, et la faille dans la montagne en face de lui sont du même ordre : ce qui est essentiel, c’est le rapport au monde, et la question de l’échelle ne compte guère, comme la question du format du tableau. Il était capable de ces passages en permanence. La question du mouvement l’intéressait beaucoup, de la mouvance des choses, du passage, de la trace. Il s’intéressait aussi au sous-sol et il a participé à des chantiers de fouilles. Il espérait peut-être y retrouver cette relation au monde des hommes de la préhistoire. Il disait : « ils ne savaient pas, ils étaient libres », semblant les envier. Ils n’étaient pas encombrés en quelque sorte de tout ce savoir, cet héritage, cette histoire de l’art aussi. Quand on commence dans la peinture, d’une certaine façon, on commence de nulle part, même si après, la chose peut se cultiver. Quand il est arrivé à Paris, il a fréquenté le Louvre et a travaillé là. Toutefois, il y a chez Tal Coat l’espoir de refonder une expérience du monde. Et il trouvait cette origine essentielle d’une manifestation d’une présence au monde à travers cette art pré-historique pour lequel il se passionnait. Il s’est rendu à Lascaux après sa découverte. Il parcourait les sites préhistoriques. Quand il revenait en Bretagne, il allait à Carnac, à Gavrinis. Dans la salle des profils sous l’eau, à un moment on a Xavière sous une cascade, et un ami artiste m’a dit : « c’est un mammouth ! ». Oui, aussi. Et cette allusion n’aurait pas déplu à Tal Coat ! Beaucoup de choses me viennent car l’œuvre a cette richesse et cette densité. Les deux maîtres-mots pour Tal Coat sont espace et densité.

K. L-B. — Quels sont les projets à venir ?

O. D. — C’est le catalogue raisonné de l’œuvre gravée et lithographiée avec Françoise Simecek et Rainer Mason qui fut le conservateur du cabinet des estampes du Musée de Genève. Il a réalisé, entre autres, le magnifique catalogue raisonné de l’œuvre gravée de Geneviève Asse. Françoise Simecek quant à elle, a été l’amie intime de Tal Coat, à la fin de sa vie, elle a été sa galeriste à Lausanne, elle a été également l’une des fondatrices de l’atelier de Saint-Prex, avec Pietro Sarto, elle a édité des livres remarquables avec Tal Coat. Elle l’a connu dans une relation à la fois très personnelle et professionnelle et va être très précieuse pour ce chantier car elle a une connaissance profonde de la gravure. Il y a également le projet de rééditer une biographie commentée par les textes de Florian Rodari, absolument remarquable et malheureusement épuisée aujourd’hui.
On aimerait aussi dès l’année prochaine organiser des « Rencontres » autour de Tal Coat, et inviter Henri Maldiney. Ce serait formidable.

J’aimerais aussi présenter les dernières planches de gravures dont je vous parlais tout à l’heure.
Enfin, j’ai hâte de pouvoir installer l’exposition permanente, d’organiser des expositions en regard, en faisant également appel à d’autres regards, d’autres sensibilités, en invitant des commissaires, comme ce fut le cas pour cette exposition avec Jean-Pascal Léger.

Et enfin, l’accueil de la documentation, des archives : numériser les gravures, les dessins pour les rendre accessibles aux chercheurs, aux artistes...
Ce qui est formidable à Kerguéhennec, et les visiteurs le sentent très bien, c’est de mettre en regard les œuvres de Tal Coat et le paysage, par la fenêtre... J’ai toujours espéré faire le Centre Tal Coat à la campagne. La perception de l’œuvre serait totalement différente si l’on était dans le centre d’une grande métropole, ou dans un espace fermé sur lui-même. Ce qui est formidable ici, c’est la lumière qui change en permanence, et Tal Coat aimait ça. Il avait orienté son atelier au sud contrairement aux autres peintres qui cherchent la lumière stable du nord. Ce lieu n’est pas dans l’agitation ni dans la frénésie des métropoles. Kerguéhennec est un bon lieu, on n’y passe pas, on y vient, on fait la démarche de s’y rendre, et c’est important à une époque où tout est donné, et où l’on voudrait nous faire croire que l’on a plus besoin de chercher. Or les choses ne sont pas données, il faut aller les chercher. Il faut les désirer. C’est très démagogique de faire croire que tout est donné d’emblée et qu’aucun effort ne doit être à faire. Ça tient à quoi l’amour de l’art ? C’est très mystérieux. Quelque chose doit s’ancrer dans une expérience personnelle, singulière, ce que Cézanne appelait la sensibilité exquise, qu’il distinguait de la sensibilité générique.
On a régulièrement décrété la mort de la peinture et à chaque fois est apparu un très grand peintre ou un très grand mouvement qui a mis à mal ces mauvais présages. Comme je vis maintenant, et pour une période assez limitée, je considère qu’il est de mon devoir de partager ce qui m’a été donné de vivre avec les autres.


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