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Théâtre

Tchékhov, Les Trois sœurs

Une visite chez les Prozorov

Au dos du manuscrit de sa pièce de théâtre Les Trois sœurs, Anton Pavlovitch Tchékhov écrivit : « N’espérez pas, ne comptez pas sur le présent » [1]. À Saint-Petersbourg en 1905, Léon Chestov disait déjà de lui qu’il tuait tous les espoirs humains : « vingt-cinq ans durant, avec une morne obstination, il n’a fait que cela ». [2]

Les Trois sœurs est une pièce dont la fiction s’étale sur cinq ans, il ne s’y passe rien. Une pièce révolutionnaire à l’époque (la première a été donnée le 31 janvier 1901), puisque sans action, sans héros, sans histoire. Tchékhov la tenait pour une comédie, le public pour une tragédie. Tout s’y déroule comme dans la vie, la nôtre. Des hommes et des femmes se parlent, monologuent à tout le moins. Ils ne sont pas écoutés ou si peu, mais ils n’écoutent pas ou si peu, alors tout est dans l’ordre. Autant de phrases qui ne se terminent que dans la pensée des acteurs, autant de bribes, autant de silences. Rien ne rend parfaitement les contours de ces personnages. A eux tous, ils sont nous.
En Russie, dans une petite ville sans lieu, trois sœurs rêvent de retrouver Moscou où est restée leur enfance. Elle vivent dans une maison où tout le monde passe. Ce n’est qu’à la fin de la pièce que nous découvrons que l’endroit doit être beau, avec son allée de sapins et son érable qui doivent être coupés après le départ de tous. Ici est le cadre d’une non-histoire. Mais qu’est-ce qu’une non-histoire, pourquoi n’y a-t-il pas de nom pour cela ? Une non-histoire qui fait sourdre l’impossibilité d’agir qui engendre de ce fait la non-histoire elle-même, dans un cercle dont on ne sort pas. Disparaissent l’intrigue, le héros, et toute rhétorique, toute grande phrase dont les siècles et les hommes se souviendraient, toute réécriture qui dégagerait la vie de tous les jours des strates de la mise en art. Même le « je » de l’auteur est enfoui dans une sorte de nulle-part. Sauf peut-être chez Fédotik, le personnage le plus insignifiant de la pièce : celui qui fait des photographies tout le temps, qui fige le figé, qui offre des crayons de couleur pour une vie qui n’en a pas, qui offre une toupie pour dire le mouvement du sur-soi, pour dire le non-surseoiment des derniers soubresauts et l’écroulement de l’émotion en soi-même. Fédotik est aussi celui qui perdra tout ce qu’il a : ses photographies et ses carnets... la mémoire des êtres, dans un incendie qu’on ne verra pas.

Moscou, les boulevards, circa 1880
Anonyme, collection particulière, 6 cm x 12 cm

Macha : « Mais quand même, le sens ? »

Touzenbach : « Le sens... Tenez, il neige. Où est le sens ? » [3]

Il neige : une action n’a pas de sujet. Le « il » n’est pas le lieu de l’origine, le « il » est juste l’incertain inconnu, comme la rose d’Angelus Silesius, qui n’a pas de pourquoi, comme tout le reste.

« Il paraît que les masques vont venir, mieux vaudrait qu’ils ne viennent pas ». [4]
Dans la nuit du premier au deux juillet 1904, dans la ville de Badenweiler, en Forêt-Noire, Tchékhov a un malaise. Il souffrait depuis très longtemps d’hémoptysie. « Ich sterbe », je meurs, dit-il à sa femme Olga Knipper. Un médecin examine Tchékhov, qui est médecin lui-aussi, et fait monter une bouteille de champagne. Il sert trois coupes. Tchékhov se redresse, « Cela fait si longtemps que je n’ai pas bu de champagne » souffle-t-il. Ils ne trinquent pas. Il boit sa coupe, s’étend sur le côté et meurt.

Il avait affirmé un jour à son ami Alexei Georgovitch Souvorine, que son plus beau souvenir était un souvenir de champagne, et comme Souvorine voulait en savoir plus, il lui répondit qu’il s’agissait de la couleur - en russe, krassnyi dit le beau et le rouge -. Tchékhov associait, dira-t-il plus tard, le champagne au souvenir du rouge... « Une lèvre, un trace sur une coupe, la couleur de la fraise ? » ... Souvorine n’en saura jamais plus. [5]
Il fallait (se) taire, je crois que c’était ce que désirait Tchékhov. C’est le sens de la lettre qu’il écrivit à son amie Lydia Alexeïevna Avilova, le 29 avril 1892, à Mélikhovo : « On peut gémir et pleurer sur des récits, on peut souffrir à l’unisson de ses héros, mais je considère qu’il faut le faire de telle sorte que le lecteur ne le remarque pas ». [6]
Ivan Bounine, ami de Tchékhov, a été bouleversé par la lecture des mémoires de Lydia Avilova, [7] à tel point qu’il était sincèrement convaincu qu’elle était le seul amour de la vie d’Anton Pavlovitch. Dès leur première rencontre, elle sentit qu’il s’était passé quelque chose, mais ce n’est que bien plus tard, en 1896, au cours d’un bal masqué où ils étaient conviés chacun de leur côté, dans le théâtre de Souvorine, qu’ils se reconnurent chacun sous leur masque. Tchékhov, l’entraîna dans l’avant-loge, déserte, celle de son ami, lui avoua son amour et lui offrit une coupe de champagne... Elle avait envoyé, anonymement, gravé sur un médaillon, une déclaration d’amour à ce dernier, en un message codé. Toujours masqués l’un et l’autre, il la prie d’assister à la première de La Mouette, et affirme qu’il lui répondra depuis la scène. A l’acte III, Nina apparaît pour faire ses adieux à Trigorine et lui offre un médaillon gravé : page 121, ligne 11 et 12... à la même page, aux mêmes lignes du livre qu’avait écrit Lydia Avilova, il était écrit : « il n’est pas convenable que les jeunes demoiselles fréquentent les bals masqués ».
Quelques mois avant sa mort, il lui adressa une lettre où il lui demandait surtout d’être gaie et de ne pas considérer la vie de façon trop compliquée... « Et puis, cette vie dont on ne sais rien, vaut-elle toutes les réflexions douloureuses qui épuisent nos pauvres cervelles russes ». [8]

Nuit de juillet 1904. Tchékhov meurt. A large black-winged moth flew through a window and banged wildly against the electric lamp. [9] Un grand papillon de nuit aux ailes noires entra par une fenêtre ouverte et se cognait sauvagement contre la lampe électrique. Longtemps cette phrase me revint en mémoire. Il y a deux ans, je passais quelques jours dans un village du nord de l’Espagne. J’assistais de loin à un combat entre une mésange et quelque chose d’aussi grand qu’elle. En m’approchant, la mésange s’envola et je recueillis un Grand paon de nuit, un papillon aussi grand que ma main. Il y resta quelques longues minutes avant de s’envoler. C’est à ce moment que la phrase de Raymond Carver se télescopa dans ma tête avec une autre phrase, de Tchékhov celle-ci : « On écrit parce qu’on se casse le nez et qu’il n’y a rien d’autre à faire ». [10]

« Les corbeaux gris [11] cinglant le ciel gris de leurs ailes grises (...) tout ce monde tchékhovien gris tourterelle mérite d’être conservé précieusement ». [12]

Parler sans dire. Faire parler les silences. N’avoir que l’art pour dire, cacher ici le dit, et s’y faire disparaître.
Pourquoi crions-nous en silence parfois ? Il n’y a personne et nous sommes de trop. Notre cri nous réveille la nuit ou nous empêche de dormir ? Alors nous taisons notre cri, juste pour avoir la paix et dormir tranquille. Bien sûr que cela n’a pas de sens, mais personne ne nous le dira ! Alors on oubliera nos visages, nos voix, et combien nous étions. [13]
Quelque chose vaut-il la peine ?
Nice, le deux janvier 1901 : à Olga Knipper, qui jouait le rôle de Macha lors de la présentation de la pièce à Saint-Petersbourg, Tchékhov écrivait des conseils sur la manière de jouer : « Fais attention, ne prends pas d’expression affligée... Les gens qui portent en eux le chagrin depuis longtemps ont fini par s’y habituer, ils sifflotent de temps en temps et sont souvent pensifs ». [14]

Arthur Kopel


[1Anton Tchékhov, Carnets, p. 299, Christian Bourgois, Paris, 2005.

[2Léon Chestov, La Création ex-nihilo, in Les Commencements et les fins, p. 12, L’Âge de l’homme, Lausanne, 1987.

[3Anton Tchékhov, Les Trois sœurs, acte II, p.56, Actes Sud, Arles, 1993.

[4ibid. p. 43.

[5Lettre de Souvorine à Alexandre Lavrentiev, 3 août 1923, Bibliothèque de Tobolsk, S235612AL.

[6Anton Tchékhov, Conseils à un écrivain, p. 127, Éditions du Rocher, Paris, 2004.

[7Ivan Bounine, Tchékhov, Éditions du Rocher, Paris, 2004.

[8ibid., p. 174.

[9Raymond Carver, Errand, in Where I’m calling from, Vintage Books, Random House, p. 520, New York, 1989. Dans cette nouvelle, Carver y raconte la mort de Tchékhov.

[10Anton Tchékhov, lettre du 18 janvier 1899 à M. Pechkov (Gorki), Conseils à un écrivain, op. cit., p. 29.

[11Il s’agit de la corneille mantelée, varona en russe.

[12Vladimir Nabokov, Littératures II, pp. 384-385, Fayard, Paris, 1985.

[13Anton Tchékhov, Les Trois sœurs, op. cit., acte IV, p. 128.

[14Anton Tchékhov, Correspondance avec Olga, p. 61, Albin Michel, Paris 1991.