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Art – Peinture
Frédéric Guionnet
Forêts
ArtKopel vous présente le septième "livre-exposition" avec des peintures de Frédéric Guionnet, Forêts, accompagnées d’un texte d’Arthur Kopel. Photographies Karen Lavot-Bouscarle.
Partout où une vallée secrète, un lieu boisé, un marécage d’accès difficile,
offrait un espoir de protection ou de salut,
on y avait cherché asile.
César [1].
Un homme sur un sentier, va pénétrer dans une forêt.
Un homme en barque se dirige vers une île sylvestre. Sur l’eau, l’homme est plus île que l’île elle-même.
Un peintre, dans ses carnets, se remémore le rideau de théâtre évoquant les forêts qu’il voyait, enfant, au concert de la Société Philharmonique de Luçon.
Solitaire tu l’es mon ami, parce que...
avec les doigts tendus et avec les paroles
nous prenons peu à peu le monde en possession
ce qu’il a de plus faible et de moins sûr peut-être [2].
Frédéric Guionnet explore le moment de ce passage, cette incertaine certitude d’être, où nous pénétrons dans une forêt, non pour nous y perdre, mais pour nous trouver. Là où nous avons rendez-vous avec une fragilité qui est notre force. Là où nous cherchons à perdre quelque chose de nous et trouver en nous quelque chose à nous encore inconnu. Il note que « la forêt est pareille au rideau parce qu’elle se montre et montre quelque chose tout en se cachant et cachant quelque chose » : le lieu de la transformation et de l’inquiétude de ne pas être totalement soi dont Pétrarque se demande à quoi sert d’entrer seul en ces endroits, à quoi rime d’avoir parcouru les forêts, si partout où je vais mon esprit me suit au cœur des forêts tel qu’il était dans la ville [3].
Il me souvient de Prokhore Mochnine, qui s’appela ensuite Séraphin. Au début du XIXe siècle, il s’enfonça dans la forêt de Sarov, loin à l’est de Moscou. Il se retira sur un rocher. On raconte qu’un ours vint souvent lui rendre visite, qu’ils marchaient côte à côte quand la brume du soir envahissait la forêt, et que le staretz cheminait, la main posée sur la tête de l’animal.
Bruno Bettelheim disait que la forêt symbolise l’endroit où l’obscurité intérieure est affrontée et vaincue, où on cesse d’être incertain sur ce que l’on est vraiment et où on commence à comprendre ce que l’on veut être [4]. L’indicible de cette expérience est évoqué par Tolstoï, dans Guerre et Paix, lorsque Natacha raconte au prince André qu’elle s’était perdue en forêt et qu’elle était tombée sur un éleveur d’abeilles : Natacha était mécontente de ses explications, elle sentait se dérober la poésie de l’émotion qu’elle avait éprouvée ce jour là et qu’elle tentait d’extérioriser. « Ce vieillard était si délicieux... Il faisait si noir dans la forêt » [5].
Chercher les forêts pour refuser les faux-semblants des constructions sociales et vraiment s’affronter soi-même, reprendre depuis le début les peurs de notre enfance, par fanfaronnade oubliées et toujours tapies au fond de l’adulte devenu. La forêt est un rideau, il faut le franchir pour retrouver nos morts. La forêt est un rêve de forêt. Dans un de ses carnets, Frédéric Guionnet a fait le croquis du fruit de l’aulne noir [6], comment dès lors ne pas penser à l’Erlkönig de Goethe,
au Roi des Aulnes ? Si vous avez été négligeants avec vos morts, vous leurs donnerez une sépulture dans votre rêve, un rêve qui pourra les accueillir. La mémoire consciente que vous avez des morts ne vaut pas grand chose. Les morts sont exigeants, ils demandent d’être assurés d’une sépulture qui appartienne à la substance même de l’homme, au matériau de l’homme [7].
Dans les carnets du peintre, j’ai lu le nom des parfums de la maison Fragonard, j’ai trouvé des dessins rehaussés de couleurs d’un jardin à Grasse, du paysage vu d’une fenêtre d’hôtel. J’ai lu la transcription d’un rêve où une chouette blanche n’effraie pas la forêt, j’ai vu un homme regarder les nuages, un vol d’oies sauvages, j’ai entendu l’affection à un petit enfant, j’ai lu aussi le cri pur que cherchent à éteindre les frondaisons lointaines pour étouffer le rauque de sa voix, l’éternel cri des artistes mais dont peu nombreux sont ceux qui les comprennent, ni qui les entendent seulement : « ni artiste pour les autres, voire soi-même, qui attendent une preuve : amis, famille... ni homme de la société, car sans travail, sans argent, sans honneur parfois, sans liberté parfois ». Il est des solitudes amères que l’artiste, de sa force seule, féconde et travaille, comme on le fait de la terre, « avec l’impression déroutante de ne savoir où aller » note-il encore.
Se reclure du monde. Je me souviens de Publius Cornelius Tacitus, que son cognomen nomme le Silencieux. Il écrivit qu’il avait passé une partie de sa vie, sous le règne de Domitien, per silentium venimus, en traversant le silence [8].
À l’intérieur de la forêt, nous ne voyons plus la forêt, nous y sommes pris. Devant ses peintures, nous sommes à l’orée du départ. Le voyage, le peintre l’a fait. Maintenant je peux voir les infinies volutes de nuances d’émeraude, des rideaux de vert tendre et la mémoire des rideaux anciens, ceux des chambres d’amour dont le souvenir est éteint qu’il évoque dans ses carnets, une fois revenu de la traversée. Il fallait d’abord apprivoiser la peur avant de pénétrer dans l’inconnu du noir, et ressortir avec la couleur dans le regard.
Quand Tacite le silencieux écrivit sur la Germanie, le monde romain connaissait les ténèbres de ses forêts, le terrible de ses guerriers, et quand il évoque les Haries, aux confins de cette contrée sauvage, il exprime, comme il s’éloigne du monde connu, la fiction plus que la géographie : ces êtres farouches accentuent encore leur sauvagerie naturelle en empruntant les secours de l’art et du moment : boucliers noirs, corps peints ; pour combattre, ils choisissent des nuits noires ; l’horreur seule et l’ombre qui accompagnent cette armée de lémures suffisent à porter l’épouvante, aucun ennemi ne soutenant cette vue étonnante, et comme infernale, nam primi in omnibus proeliis oculi uincuntur, car en toute bataille les premiers vaincus sont les yeux [9].
Arthur Kopel
[1] Jules César, Guerre des Gaules, VI — XXXIV, Tome 2, p. 199, Belles Lettres, Paris, 1954.
[2] Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, p. 126, Le Seuil, Paris, 1972.
[3] Pétrarque, La Vie solitaire, Livre I, p. 74, Payot Rivages, Paris, 1999.
[4] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, p.209, Robert Laffont, Paris, 1995.
[5] Léon Tolstoï, Guerre et Paix, Tome II, Livre III — 2, p. 286, Gallimard , Paris, 2002.
[6] alnus glutinosa
[7] Pierre Fédida, Humain/Déshumain, p.76, P.U.F., Paris, 2007.
[8] Tacite, Vie d’Agricola, III — 2, p.7, Belles Lettres, Paris, 2002.
[9] Tacite, La Germanie, XLIII — 6, p. 151, Belles Lettres, Paris, 2002.