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Art – Peinture
Tenebroso Lago, Jean-Paul Marcheschi
ArtKopel vous présentent le cinquième "livre-exposition" : Tenebroso Lago, une œuvre de Jean-Paul Marcheschi accompagnée d’un texte écrit par l’artiste en octobre 2008 pour ArtKopel.
Consultez également notre entretien avec Jean-Paul Marcheschi réalisé le 20 juillet 2008 : Entretien avec Jean-Paul Marcheschi
Installation à la Cathédrale de Nantes en 2008
Dimensions : Fond – 6,93 x 3,90 m | Cotés – 3,30 x 3,90 m | Lac : 43,65 m²
Io ritornai da la santissima onda
io rifatto sì come piante novelle
rinovellate di novella fronda,
puro e disposto a salire a le stelle. [1]Dante, Purgatorio XXXIII 142-145
Le tenebroso réunit deux objets — deux lieux s’y fondent.
Florence d’abord — à cause de Dante bien sûr, et aussi de Masaccio, à qui j’emprunte explicitement les figures d’Adam et Eve chassés du Paradis de la chapelle Brancacci. Et Naples — par la référence au compositeur Alessandro Scarlatti, à son motet Tenebroso lacu, de sombre splendeur, et tellement dantesque, qui donne son titre à l’œuvre.
Il s’agit d’un ensemble formé de trois rideaux, rétro-éclairés, et placés autour d’un bassin d’eau noire. Deux corps nus et un seul visage : celui d’Eve, bouche entr’ouverte, laissant échapper un souffle. Nos deux fugitifs, perdus dans l’immensité d’un ciel nocturne, fléché de météores, pressent le pas en direction de la terre, dont la lune, que l’on aperçoit sur la droite, est le signe annonciateur. Alentour c’est une pluie d’étoiles filantes qui se consument. Mais l’essentiel c’est l’eau noire — santissima onda — où s’abîme le sens.
L’obscur objet des peintres, toujours, par delà le sujet manifeste, est cette chose stellaire, enfouie au fond de la mémoire, qui reparaît, ça et là, au cours des siècles.
STELLE — ce mot hante l’ensemble de la Divine comédie — c’est pour lui que Dante achève les trois parties (Enfer, Purgatoire, Paradis) de son poème. L’étoile — de même que le cercle et la spirale — conduit le déroulement complet de la Divine comédie.
Tout va aux astres, au ciel, aux étoiles. L’écrit dantesque est la plus grande réserve de nuit, de lumière et d’étoiles qui se puisse concevoir. Lumen de lumine : c’est la peinture. Lumière issue de la lumière.
Lorsque Baudelaire proclame sa passion pour l’image — jusqu’à l’idolâtrie — c’est la peinture qu’il désigne, en tant qu’elle est d’abord une matière vibrante, incandescente, corporelle : une phusis. Il y a loin de la peinture à l’image — telle du moins qu’elle prolifère aujourd’hui, à peu près partout, je songe aux images publicitaires, aux images domestiques courantes, photographiques ou vidéographiques. En elles, il y a peu de temps — pas assez de cavare, pas assez d’épaisseur et de matière. Ces images de la prolifération n’ont pas de chair — trop lisses, trop sèches : maniera secca. Elles manquent de corps, de déchirures — par où s’immiscer. Elles sont privées d’air, de substance, d’individualité. Elles sont faiblement signées.
Moins l’œil est capable de voir — sentir, penser — plus il photographie. Grave déficit d’être. Chacun, aujourd’hui, semble saisi par ce symptôme : on photographie tout. Photographite généralisée : c’est la maladie de l’époque — très liée, à l’autre pathologie du siècle : le tourisme. Il y a plus de photographies prises que de choses à voir. Défaut de distinction, faiblesse chronique du moi.
À la pléthore (de l’image) la peinture oppose la rareté. En ce sens, le tenebroso lago est une contre image. Il y a en lui autant à voir, à lire, qu’à toucher. L’eau noire qui l’envahit n’est pas une image de l’eau, c’est l’eau même. Aucune réification. En cette étendue on peut entrer, se baigner si l’on veut, ou bien marcher. Sous ces feuillets, traversés d’écritures, passés à la suie, qui constituent le ciel, pèse une eau sombre. Le matin l’eau est fraîche, mais avec la montée du jour, elle finit par se réchauffer.
Jean-Paul Marcheschi
Je m’en revins de l’onde sainte
régénéré comme une jeune plante
renouvellée de feuillages nouveaux,
pur et tout prêt à monter aux étoiles.
Traduction de Jacqueline Risset, éditions GF-Flammarion, Paris, 1990.
Vous pouvez voir d’autres œuvres de Jean-Paul Marcheschi sur son site personnel : www.marcheschi.fr
[1] Dante, La Divine comédie, Le Purgatoire, XXXIII 142-145.