Accueil > Regards > Eija-Liisa Ahtila
Art vidéo
Eija-Liisa Ahtila
Les mots d’Eija-Liisa Ahtila
Rétrospective au Musée du Jeu de Paume 2 Concorde, Paris, du 22 janvier au 30 mars 2008. Exposition organisée par le Jeu de Paume et co-produite avec le K21 à Düsseldorf.
La Finlande sans couleur, sept mois durant : ne reste que l’essentiel, lignes épurées et une immense solitude. Eija-Liisa Ahtila nous emmène dans cette mélancolie des longs hivers, dans le froid du silence, dans une pensée froide comme la neige [1].
Elle évoque la difficulté à vivre dans un monde hostile : hostilité du corps, de la nature, et du rapport à l’autre. Elle nous confronte à notre incapacité, notre incompréhension, à la vie, à la mort, au manque, à la folie et au sentiment d’impuissance : « Je voudrais rentrer chez moi, mais une ligne a été dessinée sur le sol [2] ».
Elle cherche comment surmonter les événements, le rapport à l’autre, à soi-même, et finalement, cette difficulté à essayer d’exister tout simplement [3]. C’est dans ce « tout simplement » que réside toute la complexité, tout le drame humain, le poids de la pensée, de la parole, de la solitude, le poids du silence après que quelqu’un ait frappé à la porte [4].
Dans Where is Where ?, elle n’ouvre pas tout de suite après que « quelqu’un » ait frappé à la porte, il y a une sorte de flottement, comme celui de la neige quand elle ne cesse de tomber. Le temps attend, il reste là, immobile (...). Enfin elle ouvre. Dialogue avec la Mort :
– La Mort : Pourrais-tu me donner des mots ?
– La poétesse : Lesquels ?
– La Mort : Ceux qui ne voient pas leur destination.
(...)
– La poétesse : Pourquoi donnerais-je des mots à la Mort ?
Pour la rendre concrète tout simplement. Pour la voir exister, pour la comprendre, pour l’assimiler. Elle questionne la création des choses à partir des mots, vers le début de quelque chose qui n’a pas encore de nom [5]. Cela signifie-t-il qu’il faut parler pour exister ? Il est extrêmement difficile de vivre avec les autres, de se comprendre, de s’accepter. Mais est-ce possible si on ne communique pas, avec les mots, avec la pensée, avec la respiration ? « Je lui ai parlé avec chaque respiration (...) Les mots sont faits d’inspiration et d’expiration », dit la poétesse en voix-off quand elle finit par converser avec la Mort. Le pire des enfers, est-ce d’être confronté aux autres, à leur incompréhension, ou est-ce la solitude extrême, l’impossibilité de partager ce que l’on vit, ce que l’on aime, ce que l’on craint ou ce que l’on ne comprend pas ? Il y a deux sortes d’incompréhensions : celle des autres envers soi, et celle que l’on a envers le monde qui nous entoure. Comment vivre ce que l’on ne comprend pas ? Comment vivre sans les mots, sans le partage des mots ? Suffit-il d’échanger des paroles pour partager les mots ? Dans Consolation Service [6] – l’histoire d’un couple qui se sépare car ils ne se comprennent plus, ne partagent plus – elle parle des phrases les plus horribles (...) des mots (qui) ne fonctionnent pas.
Toutes les œuvres d’Eija-Liisa Ahtila parlent de cette difficulté à vivre, seule et au milieu des autres, et de comprendre la vie. La mort est constamment présente, dans la solitude comme dans la relation à l’autre. Elle est notre seule certitude, mais aussi celle qui provoque le doute, le questionnement de notre existence, le sentiment de solitude, d’abandon, de culpabilité de celui qui reste. Dans Where is Where ?, elle dit à la pasteure que, chaque fois après la mort de quelqu’un, elle n’arrive plus à vivre, qu’elle revient sur ses propres pas mais ne les reconnaît pas. Elle dit que bien-sûr elle se sent coupable, mais « comment peut-on me pardonner ce qui arrive aux autres ? ».
Comment accepter ce qui nous arrive ? Comment accepter la vie ? Les mots sont-ils nécessaires pour parvenir à accepter ? Et puis les mots ont un poids, comme les actes. Les mots sont actes. Ils agissent et marquent définitivement l’instant, le figent dans la durée. Cette durée qu’est notre vie, trop courte et trop longue à la fois, trop courte parce qu’il y a la mort, trop longue parce qu’il y a l’incompréhension, la dureté du rapport aux autres. Les mots traversent l’espace et semblent disparaître, mais pourtant ils résonnent, ils ne sont pas aussi immatériels qu’ils le paraissent. « Je parle à Dieu (...) Lesquels de ces mots resteront ? (...) Jusqu’où peut-on entrer dans l’autre pour le comprendre ? [7] ». Dans The House [8], la femme dit qu’elle rencontre des gens et que, un à un, ils entrent en elle ; certains partent immédiatement, d’autres restent plus longtemps. Cela signifie que l’on a un impact, définitivement, sur les événements et sur les êtres, dès lors que l’on utilise les mots.
Et quand elle parle à Dieu : se tourne-t-elle vers Dieu parce qu’elle n’a personne d’autre à questionner ? Se tourne-t-elle vers Dieu parce qu’elle n’a personne pour lui expliquer ?
Qu’est-ce que la perte d’un père...? Où sont les mots ? – Quatorze ans pour me décider à aller voir les mots gravés sur la pierre noire. Notre Père qui êtes... point final. Maintenant que j’ai lu les mots, je vais pouvoir vivre avec ce souvenir qui dérangeait ma quiétude, les choses pourront être tues dans un nouvel ordre parce que les mots m’ont été donnés. Ma main dans celle de ma mère, telle une petite fille qui vient de trouver son chemin, j’ai pu partager les mots. Le partage, contre la solitude et la perte de soi... Fallait-il que j’aille me perdre au plus profond d’une forêt finlandaise, dans le froid et la solitude, m’allonger dans la neige épaisse au bord d’un lac perdu, et regarder le ciel tomber jusqu’à la fin du jour, tel une aurore boréale sur les arbres nus et gelés ? Peut-être... j’ai demandé les mots juste avant mon départ, et l’acte réalisé juste à mon retour. Trois jours après, par hasard, je découvre le travail d’Eija-Liisa Ahtila, et elle me parle de tout cela à la fois, de mon essentiel et bien plus encore... beaucoup de choses ont coïncidé, parce qu’il devait être temps. – Trop de choses tues... tuées ? Trop de malheur, de choses incomprises, de solitude face à la vie. Il ne nous reste que la confiance en l’avenir, en l’inconnu. Sans ce minimum de confiance en la vie, c’est la folie, souvent présente dans les œuvres d’Ahtila, comme la mort, dont elle est peut-être l’expression vivante. Dans Dog Bites [9], elle photographie des attitudes qui révèlent la solitude, elle fixe des humains dans des instants de folie, des attitudes non-conformes puisque ce sont celles des chiens, et non des humains. « Si je pouvais me transformer en chien, j’aboierais et je mordrais tout le monde [10] ». Et dans Where is Where ?, l’acte de folie qu’elle rappelle, de ces deux enfants algériens qui tuèrent leur meilleur ami français en 1956, fut provoqué par l’incompréhension de ces enfants, du droit des Français de tuer en Algérie, en toute impunité. Ces enfants ont voulu tuer une représentation de la France, en réaction aux 40 villageois assassinés la veille dans un village algérien. Les deux garçons choisirent cet ami qu’ils aimaient beaucoup, car aucun autre enfant ne les aurait suivi en toute confiance. Quand Frantz Fanon [11] leur affirme que ces histoires sont celles des adultes et non des enfants, l’un d’eux réplique que pourtant, les Français tuent des enfants tous les jours en Algérie, sans que personne ne trouve à dire. Les deux camarades ont fait au troisième ce qu’ils n’ont pas pu dire – leur geste comme un cri de désespoir – les choses semblent parfois plus difficiles à exprimer par les mots que par les actes.
Le drame de la vie, est-ce celui de mourir, ou bien celui de vivre ? De ne pas comprendre ? De ne pas être compris ? C’est tout cela à la fois. C’est de savoir à chaque instant que l’on va mourir un jour, et de savoir que l’on peut mourir à tout moment. Dans Where is Where ?, elle dialogue avec la Mort, et la mort dialogue avec tous, à chaque instant. On est plongé dans son récit avec la même gravité qu’en se rappelant nos propres grandes douleurs. Son procédé de construction et de projection des images est le même que celui d’une symphonie : elle orchestre une scène où le spectateur se retrouve enveloppé, happé par l’image, envahit, transcendé. Comme une musique grave qui nous pénètre lorsque l’on ferme les yeux, quand le cœur est lourd mais que nous en avons besoin parce que ça touche notre essentiel. C’est un requiem en images.
Elle mélange des faits réels, extraits d’archives ou reconstitutions, des scènes qui pourraient être des documentaires d’aujourd’hui, et des constructions personnelles. Elle mélange les lieux et les époques, images de Finlande et d’Algérie, d’hier et d’aujourd’hui, se moquant d’un éventuel anachronisme car ici la cohérence réside dans le fond. Elle évoque, à partir du factuel, toute la douleur et tout le malheur qui sont en l’Homme depuis toujours. Les images sont montrées de plusieurs points de vue à la fois, de face, de dos et de côté. Le spectateur se trouve au centre de quatre écrans géants placés en face à face, et deux autres écrans l’accueillent sur les deux entrées, de façon frontale. Il ne peut donc pas tout voir à la fois, seulement des bribes, et il doit choisir sans cesse l’angle de vue qu’il veut accrocher. Cela donne un sentiment d’urgence. Urgence de comprendre ce qui est en train de se passer, urgence de comprendre la vie. On ne parvient à attraper que des fragments, comme des restes de la vie, des souvenirs résurgents, des pensées en désordre que l’on tente d’assembler. Son dispositif nous place en même temps à l’intérieur et à l’extérieur : à l’intérieur car le spectateur se trouve placé entre les écrans, à l’extérieur car les points de vues se déplacent autour des acteurs ou des scènes.
Que ce soit un fait divers historique ou un fait personnel comme la perte de son chien dans The Hour of Prayer, elle analyse et reconstitue l’événement pour chercher à le comprendre, pour accepter et pour surmonter ; pour comprendre ce qui s’est passé au moment ou tout a basculé, au moment où l’on ne comprend plus pourquoi les choses ont mal tourné, où elles nous ont lâché pour nous plonger dans l’inquiétude, l’intranquilité, le tourment, l’abandon, le drame et la douleur. Elle pleure la mort, celle de ses proches comme celle de l’humanité. Elle pleure nos morts et nous pleurons les siens. « Ce jour-là, la mort est entrée dans la maison et nous a laissé en tête-à-tête [12] ».
Karen Lavot-Bouscarle
[1] Where is Where ?, 2008. Installation HD, 52’. 6 écrans 16/9. Courtesy : Marian Goodman Gallery, New York et Paris, © 2008 Crystal Eye - Kristallisilmä Oy, Helsinki.
[2] Me/We ; Okay ; Gray, 1993, 3 x 90’’. Installation DVD, 3 moniteurs télé sur meubles de bois, 4/3. Courtesy : Marian Goodman Gallery, New York et Paris, © 1993 Crystal Eye – Kristallisilmä Oy, Helsinki.
[3] The Hour Of Prayer, 2005. 14’12’’. Installation DVD, 4 écrans 4/3. Courtesy : Marian Goodman Gallery, New York et Paris, © 2005 Crystal Eye – Kristallisilmä Oy, Helsinki.
[4] Where is Where ?, op. cit.
[5] Ibid.
[6] Consolation Service, 1999. Installation DVD, 2 écrans 16/9. Courtesy : Marian Goodman Gallery, New York et Paris, © 2005 Crystal Eye – Kristallisilmä Oy, Helsinki.
[7] Where is Where ?, op. cit.
[8] The House, 2002, 14’. Installation DVD, 3 écrans 16/9. Courtesy : Marian Goodman Gallery, New York et Paris, © 2002 Crystal Eye – Kristallisilmä Oy, Helsinki.
[9] Dog Bites, 1992-1997. Série de 8 photographies en couleur, 62 cm x 92 cm. Courtesy : Marian Goodman Gallery, New York et Paris.
[10] Me/We ; Okay ; Gray, op. cit.
[11] Frantz Fanon est le psychiatre qui s’est entretenu avec les deux enfants après le crime. Pour traiter des ravages psychiques de la colonisation, il a retranscrit cette expertise médico-légale dans Les Damnés de la terre, Paris, Éditions Maspero, 1961, préfacé par Jean-Paul Sartre. Eija-Liisa Ahtila s’est inspirée de cet ouvrage pour réaliser Where is Where ?.
[12] The Hour Of Prayer, op. cit.